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Levant m’assuraient une sécurité parfaite dans le cas où je me serais décidé à habiter Khios.

Je visitai le palais, il me convint ; bientôt le marché fut conclu.

Le lendemain mon interprète me présenta un juif renégat qui me proposa d’acheter une douzaine de belles esclaves grecques provenant de la dernière descente des Turcs dans les îles de Samos et de Lesbos ; sur ces douze filles, dont la plus âgée n’avait pas vingt ans, trois seulement étaient, disait-il, d’une nature délicate et toute d’agrément.

Les neuf autres, grandes et robustes, quoique très-belles, pouvaient travailler soit au jardinage, soit dans l’intérieur de la maison. Il ne me demandait que deux mille piastres par tête (environ 500 fr. de notre monnaie).

Sans doute afin de me décider à l’emplette, le renégat me confia qu’il était en marché avec un reïs tunisien, pourvoyeur du sérail du bey ; mais qu’aimant à voir ses esclaves bien traitées, il me donnait la préférence sur le reïs, sachant que ces pauvres créatures auraient fort à souffrir pendant leur traversée sur le chebek barbaresque qui devait les conduire à Tunis.

Je voulus voir les esclaves.

Le type merveilleux de la beauté grecque s’est, depuis l’antiquité, conservé si pur dans ce pays privilégié, que sur ces douze femmes de conditions et de nature si diverses, non-seulement il n’y en avait pas une qui ne fût agréable ou jolie, mais trois d’entre elles étaient de la beauté la plus rare et la plus parfaite.

Le marché conclu, j’achetai les douze femmes ; de plus, le renégat me céda, comme contraste, deux nains nègres d’une monstruosité assez pittoresque, et j’envoyai le tout au palais Carina sous la direction de mon interprète et d’une vieille Cypriote que le juif me recommanda comme excellente femme de charge…

Cette résolution subite d’habiter l’île de Khios et d’y vivre paresseusement dans l’oubli de tout et de tous, m’a été suggérée il y a un an par le souvenir cuisant des chagrins affreux que je venais de ressentir.

Après ma rupture avec Falmouth, si indignement provoquée par moi, me reconnaissant incapable ou indigne de toute affection généreuse, puisque j’y cherchais toujours les arrière-pensées les plus misérables, je crus que la vie matérielle ne m’offrirait ni les mêmes craintes ni les mêmes doutes…

Qui m’avait jusqu’alors rendu si malheureux ? N’était-ce pas la peur de passer pour dupe des sentiments que j’éprouvais ? la crainte d’aimer à faux ? Aussi, en concentrant à l’avenir ma vie dans l’adoration des réalités, que pouvais-je risquer ?

La nature est si riche, si féconde, si inépuisable, que mon admiration devait encore être au-dessous des merveilles que la création prodigue.

Sur quoi désormais ma défiance pouvait-elle d’ailleurs s’exercer ?

Le parfum d’une belle fleur ne trompe pas, les splendeurs d’un magnifique paysage ne trompent pas… la beauté exquise des formes ne trompe pas ; et puis quel intérêt, quelle arrière-pensée supposer à la fleur qui embaume l’air ? à l’oiseau qui chante ? au vent qui murmure dans les feuilles ? à la mer qui baigne le rivage ? à la nature enfin qui déploie tant de trésors, tant de couleurs, tant de mélodies et tant de parfums ?

Sans doute je resterai seul pour jouir de ces merveilles, me suis-je dit ; mais, je l’avoue, la solitude me plaît. J’ai en moi un profond sentiment du beau matériel qui pourra suppléer peut-être à la croyance du beau moral, dont je n’ai pas sans doute l’intelligence.

La vue d’une riche nature, d’un beau cheval, d’un beau chien, d’une belle fleur, d’une belle femme, d’un beau ciel, m’a toujours plongé dans une sorte d’extase ; et quoique la foi religieuse me manque malheureusement, à l’aspect des magnificences de la création je me suis toujours senti des élans de gratitude ineffable et profonde envers la puissance inconnue qui nous comble de ses trésors.

Tout en regrettant les facultés dont je suis privé, disais-je, je veux au moins profiter de celles qui me restent, et puisque je ne saurais être heureux par l’âme, que je le sois au moins par les yeux et par les sens.

Et je ne me trompais pas, car je n’ai jamais joui d’une félicité plus parfaite.

Falmouth était le meilleur, le plus noble des hommes, je le sais… Je serai toujours désolé de ma conduite à son égard. Mais quand je compare ma vie, maintenant si complètement heureuse, à l’avenir studieux et politique qu’Henri me peignait sous de si brillantes couleurs ; en vérité, puis-je regretter autre chose que l’amitié que j’ai si follement perdue par mes soupçons affreux ?

Et d’ailleurs, Henri avait raison, le désœuvrement m’était fatal ; aussi me suis-je délicieusement occupé à parfaire ici les tableaux vivants, sur lesquels je repose à chaque instant mes regards ; il m’a fallu du temps, des soins, des études même, pour parvenir à m’entourer, ainsi que je le suis, de toutes les merveilles de la création, pour rassembler toutes les richesses éparses que j’ai concentrées dans cet Éden.

Les sages diront que ces bonheurs sont des enfantillages, et c’est justement pour cela que ce sont des bonheurs.

Les bonheurs sérieux immatériels, comme ils les appellent, ont toujours un lendemain, ils sont périssables ; mais les mille petites joies que sait trouver dans ses rêveries un caractère toujours jeune, quoique rapides, légères et mobiles, sont toujours renaissantes, car l’imagination qui les prodigue est inépuisable.

Et puis à cette heure que je me suis fait d’adorables habitudes d’indépendance, la vie du monde avec ses dures exigences me semble une sorte de confrérie dont les règles me paraissent d’une observance aussi rigoureuse que celles de l’ordre des trappistes.

Car je ne sais si je n’aimerais pas mieux être à mon aise dans l’ampleur d’une bure grossière, qu’emprisonné dans des habits gênants ; respirer l’air pur et frais du jardin que je cultiverais, que l’air étouffant des raouts ; me tenir sur mes genoux à matines, que sur mes jambes pendant une nuit de fête ; je ne sais enfin si je ne préférerais pas le silence méditatif du cloître au caquetage des salons, et si je ne dirais pas avec le même désintéressement le « Frère, il faut mourir, » de l’ordre religieux, que le « Frère, il faut se divertir, » de l’ordre mondain.

Une chose seulement m’étonne, c’est d’être resté si longtemps sans savoir où se trouvait le bonheur véritable.

C’est d’être seul à en jouir dans cette île enchantée.

Quand je songe à la vie onéreuse et pourtant étroite, obscure et misérable que le plus grand nombre s’impose par routine, dans des villes infectes, sous un climat pluvieux, presque sans soleil, sans fleurs, sans parfums, au milieu d’une race abâtardie, laide et chétive, lorsqu’il pourrait comme moi vivre sans gêne et en maître absolu parmi les opulentes délices de la création, dans un climat merveilleux… j’ai quelquefois peur que mon paradis soit tout à coup envahi.

Aussi chaque jour je me réjouis de ma détermination ; la plénitude du bonheur me déborde, mes souvenirs les plus cruels s’effacent, mon âme est engourdie dans une félicité si enivrante, que le passé même, autrefois si désolant, me devient indifférent.

Hélène, Marguerite, Falmouth… votre souvenir ne m’apparaît plus que pâle, lointain… voilé.

Je me demande comment j’ai pu tant souffrir pour vous et par vous.

Mais qu’entends-je sous mes fenêtres ?… C’est le son de la lyre albanaise de Daphné qui invite Noémi et Anathasia à danser la romaïque…

Que la description de tout ce qui m’entoure, que le riant tableau que j’ai sous les yeux pendant que j’écris ces lignes, ici à Khios, dans le palais Carina, reste sur ces feuilles inconnues, comme l’image fidèle d’une réalité charmante…

Sans doute ces détails paraîtraient puérils à tout autre qu’à moi ; mais c’est un portrait que je veux, et un portrait d’Holbein, s’il se peut, vu et peint à la loupe avec une fidélité scrupuleuse ; car si jamais je viens à regretter cet heureux temps de ma vie, chaque trait, chaque indication de ce tableau deviendra pour moi d’un prix inestimable.


CHAPITRE XL.

Jours de soleil. — Le palais.


Khios, palais Carina, 20 juin 18…

Comme presque tous les palais de l’Italie moderne, le palais Carina, bâti par les Génois, lorsque l’île de Khios était une de leurs possessions, le palais Carina est immense et désert ; les appartements sont splendides, mais démeublés. Le musulman qui l’occupait avant moi avait fait disposer à l’orientale une des ailes de ce vaste édifice.

C’est cette partie que j’habite.

C’est là que je me retire pendant l’ardente chaleur du jour ; car ses fenêtres s’ouvrent au nord, et il y règne une fraîcheur délicieuse.

Des stores d’un jonc odorant, à demi baissés, permettent à la fois de jouir de la vue extérieure, et de rester dans une douce obscurité.

Les murailles, revêtues d’un stuc argenté qui ressemble à une tenture de satin blanc, sont rayées de larges bandes, alternativement lilas et vertes, où se lisent écrits en lettres d’or plusieurs versets du Coran.

Le plafond, richement peint, est divisé en caissons aussi lilas et verts, rehaussés d’une légère dorure en arabesques. Un épais tapis de Perse couvre le plancher.

À l’extrémité de cette pièce une gerbe d’eau limpide jaillit d’un bassin revêtu de jaspe oriental, et y retombe en cascade avec un doux murmure ; de grands vases de Chine bleu et or, remplis de fleurs, sur lesquels viennent se percher délicatement quelques colombes privées, entourent cette fontaine, et les bouffées aromatiques qui émanent de ces immenses bouquets m’arrivent comme un parfum humide.

Puis, faut-il avouer cette énormité ? les sensualités du goût me sont chères, et je m’occupe délicieusement à les satisfaire ou à les prévenir.

Ainsi près de moi, sur une table recouverte d’une épaisse nappe turque, fond paille, brodée de fleurs bleues rehaussées de fils d’argent, sont des sorbets à l’orange et à la merise dans leurs vases poreux qui suintent la neige… des tranches d’ananas couleur d’or, des pastèques et des melons d’eau, à la pulpe rouge et à la pulpe verte, disparaissent presque sous la glace brillante qui remplit de grandes jattes de porcelaine ; sur un plat du Japon s’élève une pyramide d’autres fruits exquis que Daphné la brune a entremêlés de fleurs.