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Tout à l’heure, la folle Noémi va me verser dans une coupe de cristal les vins généreux de Chypre, de Scyros ou de Madère, sagement laissés à une tiède température dans leurs carafes de Venise aux long cols émaillés.

Si je veux chercher une douce excitation à la rêverie, alimenter ma paresse et mon far niente, Anathasia la blonde m’offrira en souriant mon nargileh rempli d’eau de jasmin, ou ma longue pipe à bout d’ambre dont le fourneau sera rempli par ses mains délicates du tabac parfumé de Latakee.

Enfin si, abandonnant mes songes éveillés, je me livre esprit et âme aux pensées des autres, j’ai là près de moi les œuvres des poëtes que j’aime : Shakspeare, Goethe, Schiller, Scott, le grand, le divin Scott ! le moderne Homère… Byron !… dont je vis hier à l’horizon passer le noir vaisseau.

Quoique un peu frais, l’air est saturé de parfums. Les vapeurs de l’aloès, de la myrrhe et du baume du sérail, brûlant dans des cassolettes de vermeil, mêlent leurs vapeurs aux douces exhalaisons des fleurs ; car, vivant pour les sens, je n’ai pas oublié l’olfaction.

Je me suis livré avec idolâtrie à mon goût pour les odeurs, goût malheureusement si dédaigné, si incompris ou si attaqué. J’ai réalisé mon rêve d’une sorte de gamme de senteurs, qui s’élèvent des plus faibles jusqu’aux plus chaudes, et dont l’aspiration cause une sorte d’ivresse, d’extase, qui ajoute à toutes les voluptés une volupté nouvelle et enchanteresse…

Et d’ailleurs comment ne pas vivre pour ainsi dire de parfums lorsqu’on habite Khios… l’île des parfums ! l’île privilégiée des sultanes, qui seule fournit au sérail les essences de rose, de jasmin et de tubéreuse…

Khios, qui seule produit le précieux lentisque, dont l’odalisque rêveuse et ennuyée pétrit machinalement la gomme odorante entre ses dents d’ivoire ! Khios, dont le commerce même a un caractère d’élégance charmante, car elle trafique de tissus de soie, de teintures éclatantes, de fleurs, de fruits, d’oiseaux, de miel… Et ce sont de jeunes femmes et de jeunes filles, presque toujours belles d’une beauté antique et pure, qui recueillent les trésors de cette île fortunée entre toutes les îles de la douce et féconde Ionie.

Des fenêtres de l’appartement que j’occupe, situé dans une des ailes de cette immense habitation, j’aperçois un admirable tableau…

Que ce souvenir me soit un remords éternel, si jamais je quitte cette adorable retraite pour quelque ville bruyante et sombre, aux horizons de murailles, au sol fangeux, à l’air épais !

À gauche, c’est la façade du palais, dont les portiques découpés à jour, les arcades et les immenses escaliers de marbre blanc fuient à perte de vue.

Depuis sa base incrustée de porphyre jusqu’à sa corniche à balustrades, ornée de statues et de grands vases remplis de myrtes et de lauriers-roses, tout l’édifice est inondé par le soleil, et dessine sa silhouette chaude et dorée comme du marbre jaune antique sur un ciel de ce bleu de saphir particulier à l’Orient.

Au loin, l’azur de la mer se joindrait à l’azur du ciel, sans une ligne montueuse d’un pourpre violacé. Ce sont les montagnes de la Romanie, dont les cimes hardies sont baignées d’une vapeur flamboyante.

À ma droite, en opposition merveilleuse avec cette masse éblouissante de marbre et de lumière, je vois, séparé de la façade par une pelouse de trèfle tendre que paissent plusieurs gros moutons de Syrie, à la queue traînante, et quelques gazelles au pelage argenté, je vois s’étendre, parallèlement au palais, un bois profond, humide et ombreux.

Les têtes gigantesques des chênes, des cèdres et des platanes séculaires forment un océan de sombre verdure ; le soleil commence à décliner, et cuivre ces flots de feuillage de ses ardents reflets.

Sur ce rideau mouvant, d’un vert opaque et foncé, se détachent mille autres nuances de vert, qui deviennent de plus en plus tendres et transparentes à mesure qu’elles se rapprochent des fraîches rives du fleuve Belophano, qui, s’élargissant en face du palais, y forme une sorte de grand canal.

Ses bords sont plantés de baguenaudiers, de pins en parasol au tronc rougeâtre, de peupliers à feuilles satinées, d’arbousiers, d’alaternes vernissés, sur lesquels vient parfois étinceler un rayon de soleil, qui se glisse furtivement sous ces dômes de verdure lorsque la brise de mer agite leurs rameaux…

Tout près de la rive je vois encore des lataniers en éventail, dont le tronc disparaît sous de grosses touffes de sabiniers à campanules orange, et d’ypoméas, dont les fleurs roses en corymbe sont à l’intérieur du pourpre le plus vif.

Ce sont encore d’immenses allées à la voûte impénétrable au jour, tapissées de gazon, qui aboutissent à un hémicycle de verdure assez rapproché du palais.

Ces allées sont si touffues, si longues, si obscures, qu’on ne peut en apercevoir la fin à travers la vapeur bleuâtre dont leur perspective indécise est voilée.

Enfin, au premier plan de ce tableau, et de plain-pied avec ma fenêtre, est une terrasse de marbre blanc à lourds balustres, aussi ornée de vases et de statues, d’où l’on descend par un large escalier circulaire jusqu’aux bords du canal.

Abritée par le palais, une moitié de cet escalier est dans l’ombre ; l’autre est inondée de soleil. — Sur une des premières marches, un nain noir, que j’ai fait bizarrement habiller d’un pourpoint écarlate à la vénitienne, est couché près de deux grands lévriers de la plus haute taille et de la plus belle forme.

Par un caprice de la lumière, le nain, chaudement éclairé, se trouve dans la zone d’éblouissante clarté, qui semble couvrir chaque marche d’une poussière d’or, tandis que les lévriers sont dans l’ombre, qui se découpe inégalement sur les degrés, et jette ses tons gris, bleuâtres et transparents sur le pelage blanc des chiens accroupis.

Un peu plus loin, en plein soleil, un paon, perché sur la rampe de l’escalier, fait miroiter son plumage étincelant… On dirait une pluie de rubis, de topazes et d’émeraudes qui ruisselle sur un fond d’outre-mer tacheté de noir velouté.

Des cygnes nagent doucement dans les eaux du canal, et semblent traîner après eux mille rubans argentés ; de grands flamands roses se promènent gravement sur ses rives verdoyantes en lustrant leur plumage ; tandis que, plus loin, deux aras au corps cramoisi glacé de vermeil, se disputant les fruits des lataniers, entr’ouvrent leurs ailes bleu-turquin, et laissent voir le dessous de leurs longues pennes nuancées de pourpre-mordoré.

Enfin, se balançant sur une touffe d’amaryllis, un beau papegeai d’un jaune soufre, dont le col reflète les nuances prismatiques de l’opale, déploie sa longue queue blanche pendant que des hirondelles et des martins-pêcheurs effleurent l’eau du canal d’une aile agile…

Je viens de relire ces pages, qui traduisent pour ainsi dire mot à mot le merveilleux spectacle que j’ai sous les yeux. C’est tout, et ce n’est rien ; c’est à la réalité ce que peut être la nomenclature aride du naturaliste aux magnificences de la création…


CHAPITRE XLI.

Jours de soleil. — La Romaïque.


J’entends des éclats de rire doux et argentins, et je vois paraître au-dessus des dernières marches de l’escalier, dont la projection les cache jusqu’aux épaules, les figures folâtres de quelques-unes des esclaves que j’ai achetées.

Elles se baignent dans le fleuve.

Les unes, élevant leurs beaux bras au-dessus de leur tête, tordent leur longue et brune chevelure, et en font pleuvoir une rosée de perles liquides qui roulent sur leurs seins et sur leur dos nus, fermes et polis.

D’autres, se tenant enlacées, semblent s’avancer d’un pied timide sur le sable du lac, car elles baissent la tête et paraissent craintives.

Rien de plus délicieux que leur profil pur et fin, qui, tout entier dans la demi-teinte, ressemble à de l’albâtre, et se détache sur le fond lumineux de l’horizon, comme la blancheur mate d’un camée sur sa couche transparente.

Leurs cheveux, arrondis en bandeaux, sont tressés très-bas derrière leur tête, et laissent voir une petite oreille, un col élégant et rond, où semblent commencer les lignes serpentines les plus suaves et les plus heureusement grecques.

Non loin de ce groupe charmant, foulant le gazon fin et ras qui s’étend du côté du bois jusqu’aux rives du canal, vêtues du charmant costume de l’île de Khios, Noémi et Anathasia dansent la Romaïque aux sons de la lyre albanaise de Daphné.

L’hémicycle de verdure dont j’ai parlé les défend des rayons du soleil de plus en plus obliques ; de grands massifs de rosiers, de giroflées de Mahon, de lilas de Perse et de tubéreuses entourent cette salle de feuillage.

Ces corbeilles de fleurs sont à chaque instant butinées par des myriades de papillons aux plus vives couleurs : c’est l’ulysse aux ailes d’un vert brillant à reflets glacés d’améthyste, le marsyas d’un bleu cuivré, ou le danaé d’un brun de velours rayé de nacre.

Joyeuses filles, comme elles dansent au son de la lyre de Daphné ! une de mes trois esclaves d’agrément, ainsi que disait le renégat.

Daphné a été enlevée à Lesbos par les Turcs. Les nobles proportions de cette Lesbienne, son visage d’une beauté sévère, rappellent le type grandiose de la Vénus de Milo.

Elle est assise sur un banc de mousse ; son teint est blanc rosé ; ses yeux, ses sourcils, ses cheveux sont noirs comme l’ébène ; un étroit bandeau, composé de petites pièces d’or, se courbe sur son front hardi et va s’attacher dans la natte épaisse qui réunit ses cheveux derrière sa tête.

Daphné, un peu courbée sur elle-même, vêtue d’une tunique jaune-paille et d’une jupe blanche, arrondit avec grâce ses beaux bras nus jusqu’à l’épaule, et joue de la lyre albanaise, qu’elle appuie sur ses genoux. Une de ses jambes, plus étendue que l’autre, laisse voir une cheville charmante chaussée d’un bas de soie rose vif, tissé dans l’île, et la cambrure d’une petite mule de maroquin noir brodé d’argent.

Selon l’habitude des Grecs modernes, Daphné chantait en s’accroupis-