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Je restai ainsi dans une extrême perplexité.

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CHAPITRE XLVIII.

La tradition.


Je n’avais pas revu madame de Fersen depuis le jour où Irène m’avait fait la singulière prédiction dont sa mère avait paru si épouvantée.

L’affection singulière que me témoignait cette enfant m’étonnait beaucoup.

Dès qu’elle était seule, elle s’approchait de moi. Si je lisais dans la galerie, craignant sans doute de m’être importune, elle s’asseyait sur un coussin, appuyait son menton dans ses deux petites mains, et je ne pouvais lever les yeux sans rencontrer son regard profond et toujours sérieux.

Quelquefois j’essayais de l’amuser des jeux familiers aux enfants ; mais elle ne s’y prêtait qu’avec répugnance, et me disait gravement de sa voix enfantine : J’aime mieux rester là, près de vous, à vous regarder comme je regardais Ivan.


Le pilote.

J’ai été beaucoup plus superstitieux que je ne le suis ; mais en pensant au singulier sentiment d’attraction que j’inspirais à cette enfant, je me rappelais, non sans un certain serrement de cœur (j’avoue cette misère), une bizarre tradition sanscrite que mon père m’avait souvent lue, parce qu’il avait, disait-il, été témoin de deux faits qui en confirmaient le texte.

Selon cette tradition : « Les gens prédestinés à une mort fatale et précoce avaient le pouvoir de charmer les enfants et les fous. »

Or, en effet, Ivan avait charmé Irène, et il était mort d’une mort fatale.

Je charmais aussi Irène, et elle m’avait prédit une mort violente, en toute ignorance de la tradition.

Ces singuliers rapprochements étaient au moins bien étranges ; Quelquefois ils me préoccupaient malgré moi.

Maintenant même, que le temps a passé sur ces événements cette prédiction d’Irène me revient quelquefois à l’esprit…


Je crus enfin sentir une main vigoureuse me soulever par les cheveux.

Quant à cette tradition, elle avait été traduite par mon père, et se trouvait écrite avec quelques autres notes sur un cahier contenant le récit d’un de ses voyages en Angleterre et aux Indes. J’avais emporté de France ce manuscrit, ainsi que d’autres papiers qui échappèrent au naufrage du yacht.

Le lendemain du jour où elle avait été souffrante, la princesse vint dans la galerie sur les deux heures ; j’y étais seul avec sa fille.

La figure de madame de Fersen était pâle et triste.

Elle me salua gracieusement ; son sourire me sembla plus affectueux qu’à l’ordinaire.

— Je crains bien, monsieur, que ma fille ne vous soit importune, me dit-elle en s’asseyant, et en prenant Irène sur ses genoux.

— C’est moi plutôt, madame, qui l’importunerais, car elle m’a plusieurs fois témoigné ; par la gravité de ses manières et de son langage, qu’elle me trouvait beaucoup trop de son âge… et pas assez du mien…

— Pauvre enfant ! dit madame de Fersen en embrassant sa fille. Vous ne lui en voulez donc pas de son étrange, de sa folle prédiction ?

— Non, madame, car je vais à mon tour lui en faire une, et alors nous serons quittes… Mademoiselle Irène, lui dis-je très-sérieusement, en prenant sa petite main dans les miennes, je ne vous dirai pas que vous irez là-haut, mais je vous promets que dans dix ou douze ans d’ici, il viendra tout exprès de là-haut, ici-bas, un bel ange, beau comme vous, bon comme vous, charmant comme vous, et qui vous conduira dans un palais magnifique, tout d’or et tout de marbre, où vous vivrez bien longtemps, bien longtemps, on ne peut pas plus heureuse avec ce bel ange, car il vous aimera comme vous aimez votre mère ; et puis un