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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/229

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jour, ce palais n’étant plus assez beau pour vous, vous vous envolerez tous deux pour en aller habiter un plus magnifique encore…

— Et vous y serez avec ma mère, dans ce palais ? me demanda l’enfant en attachant tour à tour ses grands yeux interrogatifs sur madame de Fersen et sur moi.

Ce fut une folie, mais je fus charmé du rapprochement que faisait Irène, en parlant de sa mère et de moi.

Je ne sais si madame de Fersen remarqua ce sentiment, mais elle rougit, et dit à sa fille, sans doute pour éluder de répondre à sa question :

— Oui, mon enfant, j’y serai… je l’espère du moins.

— Mais vous y serez avec lui ?… répéta l’enfant en me montrant du bout de son petit doigt.

Soit qu’elle fût contrariée de la singulière insistance d’Irène, soit qu’elle en fut embarrassée, madame de Fersen la baisa tendrement au front, la pressa sur son cœur et la serra dans ses bras, en lui disant :

— Vous êtes une petite folle ; dormez, mon enfant…

Puis elle ajouta d’un air distrait, en regardant à travers la fenêtre de la galerie :

— Il fait un bien beau temps aujourd’hui, monsieur ; que la mer est calme !

— Très-calme, répondis-je avec assez de dépit, en voyant la conversation prendre cette tournure.

Irène ferma ses yeux et parut vouloir dormir ; sa mère, avec une grâce indicible, ramena quelques grosses boucles de cheveux sur les yeux de l’enfant, et lui dit à voix basse cette puérilité maternelle : — Dormez, mon enfant, maintenant que j’ai fermé vos jolis rideaux…

Il y a dans les premières phases de l’amour naissant des riens adorables dont savent jouir les âmes délicates.

Je trouvais charmant de pouvoir parler à demi-voix à madame de Fersen, sous le prétexte de ne pas éveiller sa fille. Il y avait dans cette nuance si différente en apparence quelque chose de tendre, de mystérieux, de voilé qui me ravissait.

Irène ferma bientôt ses longues paupières.

— Comme elle est belle ainsi ! dis-je tout bas à sa mère ; qu’il y a de bonheur écrit sur son beau front !

Dirai-je que j’attendais presque avec anxiété la réponse de madame de Fersen, afin de savoir si elle aussi me parlerait tout bas ?

Dirai-je que je fus heureux… oh ! bien heureux, en l’entendant garder le même accent !…

— Puissiez-vous dire vrai, monsieur ! reprit-elle. Puisse-t-elle être heureuse !…

— Je ne pouvais lui faire à elle toute ma prédiction, madame, elle ne l’aurait pas comprise ; mais voulez-vous que je vous dise, à vous… mon rêve pour elle ?…

— Sans doute…


Arthur à Khios.

— Eh bien donc, madame, ne parlons pas du bonheur qui lui est assuré tant qu’elle vivra près de vous… ce serait une prédiction trop facile… parlons de ce moment toujours si cruel pour une mère, de ce moment où elle doit abandonner son enfant idolâtrée aux soins d’une famille étrangère, aux soins d’un homme étranger… Pauvre mère, elle ne peut le croire… sa fille d’une nature si timide, si craintive, si exquise, qu’à sa mère seulement elle parlait sans rougir et avec une joyeuse assurance ; sa fille, qu’elle n’a jamais quittée, qu’elle a veillée le jour, qu’elle a veillée la nuit ; sa fille ! son orgueil, son étude, sa jalousie, sa gloire, sa fille ! cet ange de candeur et de grâce dont elle seule peut comprendre, peut deviner toutes les joies, toutes les angoisses, toutes les susceptibilités, toutes les délicatesses inquiètes… la voilà au pouvoir d’un homme étranger, qui a dû se faire chérir en venant pendant deux mois l’entretenir chaque jour, sous les yeux de ses parents, de banalités puériles, ou des devoirs d’une femme envers son mari… Ils sont donc unis ; et ici, madame, je vous fais grâce de cet appareil monstrueusement grossier et significatif avec lequel on mène la jeune fille à l’autel, à la face d’une foule effrontée, en grande pompe, au grand jour, à grand renfort de musique et d’éclat… À Otahiti on y met plus de pudeur, ou du moins plus de mystère. Enfin, après la messe, l’homme emmène sa proie dans sa maison, en lui disant : Viens, ma femme… Eh bien ! madame, si ma prédiction se réalise… celui qui, devant Dieu et devant les hommes, aurait le droit de dire si brutalement à mademoiselle votre fille : Viens, ma femme… lui dira d’une voix douce, timide et suppliante : Venez, ma fiancée.

Madame de Fersen me regarda d’un air étonné.

— Oui, madame, car avant tout… oh ! avant tout, celui-là respectera avec une pieuse adoration, avec une religieuse délicatesse, cette terreur si chastement sublime de la jeune fille, qui des bras de sa mère, qui de son lit virginal, se voit tout à coup jetée dans une maison étrangère. Ces frayeurs profondes et involontaires, ces regrets navrants de sa femme, il les calmera peu à peu par les soins charmants, par les prévenances naïves qui n’effaroucheront pas ce pauvre cœur encore tout dépaysé… Enfin il saura d’abord se faire aimer comme le meilleur des frères… dans l’espoir de l’être un jour comme le plus heureux des amants.

— Quel dommage que ce rêve ne soit qu’une charmante folie ! dit madame de Fersen en soupirant.

— Oh ! n’est-ce pas, madame ! car avouez que rien ne serait plus adorable que toutes les phases mystérieuses de cet amour, exalté comme l’espérance, passionné comme le désir, et pourtant légitime et permis ! N’est-ce pas que le jour où, après une cour assidue, la jeune femme, enivrée de tendresse, confirmerait par un enivrant aveu les droits si ardemment attendus que son mari n’a voulu tenir que d’elle… n’est-ce pas que ce souvenir serait bien durable et bien délicieux à son cœur ? à elle ? ainsi librement obtenue ? N’est-ce pas que, plus tard, les galanteries, les empressements du monde lui sembleraient bien pâles auprès de ces jours de bonheur radieux… et brûlants, toujours présents à sa pensée ? N’est-ce pas, enfin, qu’un tel souvenir garantirait presque sûre-