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Je le regardai avec étonnement.

— Et pourquoi cela ?

— Mais cette faillite, monsieur, s’écria-t-il, songez bien qu’une heure de retard peut tout perdre, qu’il s’agit de sauver ou non cinquante mille écus !…

J’avais tout à fait oublié l’objet de mon voyage.

— Vous avez raison, lui dis-je. Vous êtes au plus à une demi-lieue du Havre, obligez-moi d’y aller à pied, et arrangez cela pour le mieux.

Et je fis ouvrir la portière.

— Mais, monsieur, encore une fois, c’est impossible, reprit l’homme d’affaires stupéfait ; sans vous je ne puis rien… je n’ai pas même de procuration. Encore une fois, sans vous ma présence sera absolument inutile. Venez au moins au Havre ; nous irons chez un notaire, vous me donnerez une procuration, et alors…

Je bouillais d’impatience. — Monsieur, lui dis-je rapidement, vous irez au Havre sans moi, ou vous retournerez à Paris avec moi. La portière est ouverte : descendez ou restez.

— Mais, monsieur…

— Fermez la portière et à Paris ! criai-je.

L’homme d’affaires descendit aussitôt en me disant d’un air désespéré : — Comme vous voudrez, monsieur, mais je n’aurai rien à me reprocher… vous pouvez regarder ces cinquante mille écus comme bel et bien perdus. Envoyez-moi au moins une procuration enregistrée, etc., etc.

Je n’entendis pas le reste de sa phrase.

Les chevaux brûlèrent le pavé.

De ma vie je n’ai voyagé avec une telle rapidité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À Versailles, je donnai ordre d’arrêter à Paris un peu avant la porte de l’hôtel de madame de Fersen.

Quand j’y arrivai, je vis une épaisse couche de litière dans la rue.

Pensant à la possibilité d’un séjour chez madame de Fersen, et voulant le tenir secret, j’ordonnai à mon domestique de reconduire la voiture chez moi, de dire à mes gens que j’étais resté au Havre, et que, voulant revenir par le bateau à vapeur, j’avais renvoyé ma diligence.

J’entrai dans l’hôtel.


CHAPITRE LVI.

Irène.


Les moindres détails de cette scène terrible sont encore présents à ma pensée.

Minuit sonnait lorsque j’entrai dans l’antichambre de l’appartement de madame de Fersen.

Il était sombre, je n’y trouvai aucun de ses gens ; cela me parut étrange. Guidé par une lueur douteuse, je traversai plusieurs salons dont un seul était faiblement éclairé ; mon cœur se serrait d’épouvante.

J’arrivai près d’une porte entr’ouverte.

Alors seulement quelques sanglots étouffés parvinrent à mon oreille.

Je poussai la porte sans bruit.

Quel tableau, mon Dieu !!

Le berceau d’Irène, placé à côté du lit de sa mère, occupait le fond de cette chambre qui faisait face à la porte.

À droite du lit, Catherine à genoux tenait dans ses mains une des mains de son enfant.

Je ne pouvais voir la figure de cette mère infortunée… Seulement de temps à autre un mouvement brusque et convulsif faisait tressaillir ses épaules.

À gauche était Frank, le grand peintre, le mari d’Hélène.

Assis sur une chaise basse, il dessinait la figure mourante d’Irène.

Suprême et affreux souvenir, que voulait sans doute conserver madame de Fersen.

Frank, au moyen d’un abat-jour, avait disposé la lampe de façon qu’elle pût éclairer en plein la physionomie d’Irène.

Le reste de l’appartement était plongé dans une profonde obscurité.

Un grand vieillard, vêtu d’une pelisse fourrée, s’appuyait au pied du lit de l’enfant. Ses cheveux étaient blancs ; son front chauve saillant était poli comme du vieil ivoire, un reflet de vive lumière dessinait son profil hardiment accentué.

C’était le docteur Ralph, le médecin de madame de Fersen.

Il semblait épier d’un œil inquiet chaque imperceptible mouvement de la figure d’Irène.

Assise dans un coin obscur de la chambre, la gouvernante, appuyant sa tête sur la muraille, pouvait à peine étouffer ses sanglots.

Au moment où j’arrivai ils devinrent si douloureux, que, désespérant de les comprimer, elle sortit en tenant son mouchoir sur sa bouche…

Moi aussi… je pleurai amèrement à l’aspect de cette angélique figure d’enfant, si résignée, si douce, et qui, malgré les approches de la mort, conservait un caractère de sérénité sublime…

Vivement éclairée, sa figure pâle et brune se détachait lumineuse sur la blancheur des oreillers… ses beaux cheveux noirs tombaient en désordre et couvraient son front. Ses grands yeux à demi fermés, et cernés d’une auréole bleuâtre, laissaient voir sous leurs paupières appesanties une prunelle presque éteinte. De sa petite bouche entr’ouverte, de ses lèvres jadis si vermeilles, et alors si décolorées, s’échappait un souffle précipité, et souvent un murmure faible et plaintif. Ce pauvre visage, autrefois si rond, si fraîchement enfantin, était déjà livide.

De temps à autre, la malheureuse enfant agitait ses petites mains dans le vide, ou retournait pesamment sa tête sur son oreiller, en poussant un profond soupir ! Puis elle redevenait d’une effrayante immobilité.

La figure de Frank, que je n’avais pas vu depuis deux ans, avait une expression de tristesse navrante.

Lui non plus ne pouvait retenir ses larmes, toutes les fois qu’il arrêtait son regard sur la figure mourante d’Irène.

Le calme, le silence désespéré de cette scène que j’embrassai d’un coup d’œil, me fit une telle impression, qu’un instant je restai immobile à la porte.

Madame de Fersen tourna la tête vers la pendule, puis secoua la tête avec un geste de désespoir.

Je la compris. Sans doute elle commençait à douter de moi !

Je poussai la porte.

Catherine me vit, fut d’un bond près de moi, et m’entraînant auprès du berceau elle s’écria avec un accent déchirant : — Sauvez-la ! ayez pitié de moi, sauvez-la !

La voix de madame de Fersen était brève, saccadée ; et quoique son beau visage fût abattu et marbré par les larmes et par la fatigue, on sentait sous ces apparences de faiblesse l’énergie surhumaine qui soutient toujours une mère tant que son enfant a besoin d’elle.

— Un moment, dit le docteur Ralph d’une voix basse et grave. Ceci est notre dernier espoir… ne l’aventurons pas.

La malheureuse femme cacha sa tête dans ses mains.

— Je vous l’ai dit madame, (le docteur montra une fiole remplie d’une liqueur brune), cette potion doit ranimer les esprits de cette enfant, doit rallumer la dernière parcelle d’intelligence qui existe peut-être en elle. Alors la vue de la personne qui exerce sur elle un si singulier empire opérera peut-être un prodige… car, hélas ! madame, il faut un prodige pour rappeler votre fille à la vie.

— Je le sais… je le sais, dit Catherine en dévorant ses larmes, je suis préparée à tout… ainsi… à tout. Mais le breuvage ! quel sera son effet ?

— Je puis répondre de son effet immédiat, mais non des suites que cet effet peut amener.

— Que faire donc ? mon Dieu ! que faire ? s’écria Catherine dans une affreuse angoisse.

— N’hésitez pas, madame, m’écriai-je, puisqu’on la croit perdue. Acceptez au moins la seule chance qui vous reste !

— C’est aussi mon avis, madame, n’hésitez pas, dit Frank, qui partageait notre émotion.

— Faites, monsieur !!! murmura madame de Fersen avec un accent de résolution désespérée ; et elle tomba agenouillée près du berceau de sa fille.

Elle se mit à prier.

Elle, Frank et moi, nous attachions des regards douloureux et presque inquiets sur le docteur.

Seul calme au milieu de cette terrible scène, il s’avança silencieusement et à pas lents près du berceau d’Irène.

À voir sa haute taille, sa figure austère, ses longs cheveux blancs, son vêtement bizarre, on eût dit un homme doué d’une puissance occulte, prêt à accomplir par un philtre quelque charme mystérieux.

Il versa quelques gouttes de la liqueur que contenait la fiole dans une cuiller d’or.

Madame de Fersen la prit et l’approcha des lèvres de sa fille.

Mais sa main tremblait tellement, qu’elle renversa le breuvage.

— J’ai peur ! dit-elle d’un air égaré.

Et elle rendit la cuiller au médecin.

Celui-ci la remplit de nouveau, et d’une main ferme la présenta aux lèvres d’Irène.

L’enfant but sans répugnance.

Il serait impossible d’exprimer avec quelle angoisse mortelle, avec quel effroi nous attendîmes l’effet de ce breuvage.

Le médecin lui-même, avidement penché sur le lit, couvait la figure d’Irène d’un œil ardent.

Bientôt la liqueur opéra.

Peu à peu Irène agita ses bras et ses mains, ses joues se colorèrent d’une faible rougeur. Elle retourna plusieurs fois vivement sa tête sur son oreiller… poussa quelques petits cris plaintifs… ferma ses yeux, puis les rouvrit.

La lumière était en face d’elle. Cette vive clarté lui fut douloureuse, car elle porta ses mains à ses yeux.

— Elle voit… elle voit ! dit le médecin avec une vivacité qui nous sembla de bon augure.

— Elle est sauvée ! s’écria Catherine joignant ses mains comme si elle eût remercié le ciel.

— Pas de fol espoir ! madame, reprit sévèrement et presque durement le docteur Ralph. Je vous l’ai dit, cette apparence de vie est factice… C’est le galvanisme qui fait mouvoir un cadavre, un souffle peut briser l’imperceptible lien qui attache encore cette enfant à la vie. Puis il ajouta