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en se retournant vers moi : Tout à l’heure, monsieur, ce sera à vous d’essayer à renouer cette trame si faible. Mais, je le déclare, si cette enfant vit, ce qu’hélas ! je n’ose espérer, c’est à vous qu’elle le devra, monsieur !… La science connue n’opère pas de pareils miracles.

— Il n’y a que Dieu qui les puisse opérer, dit Frank d’une voix imposante.

— Ou certaines influences mystérieuses et sans doute magnétiques qu’on est obligé d’admettre sans les comprendre, ajouta le médecin.

L’excitation causée par le breuvage sur Irène se prononçait de plus en plus ; deux ou trois fois elle soupira profondément, étendit les bras, puis enfin elle murmura d’une voix faible :

— Ma mère… Arthur !

— Maintenant, s’écria vivement le médecin, qu’une des mains de l’enfant soit dans les vôtres, monsieur, et que l’autre soit dans celles de sa mère… approchez-vous d’elle le plus possible… et appelez-la… doucement… lentement… que le son ait le temps d’arriver à son oreille affaiblie.

Je pris une des mains de l’enfant, sa mère prit l’autre.

Cette main était humide et glacée.

Je m’approchai d’Irène. Ses grands yeux encore agrandis par la maladie erraient çà et là autour d’elle, comme s’ils eussent cherché quelqu’un.

— Irène… Irène… me voici, lui dis-je à voix basse.

— Irène… mon enfant… ta mère est aussi là, dit Catherine avec un accent de passion et d’affreuse anxiété impossible à rendre.

L’enfant ne parut pas d’abord nous avoir entendus.

— Irène… c’est votre ami… c’est Arthur et votre mère… n’entendez-vous pas sa voix ?

— Ta mère… mon Dieu !… mais ta mère est là ! répéta Catherine.

Cette fois le regard de l’enfant n’erra plus, et elle fit un brusque mouvement de tête, comme si un accent lointain l’eût tout à coup frappée.

— Comment est sa main ? nous demanda le docteur à voix basse.

— Toujours froide, lui dis-je.

— Toujours froide, répondit sa mère.

— Tant pis… vous n’êtes pas encore en rapport… continuez.

— Irène… mon enfant… mon ange… m’entendez-vous ? c’est moi… Arthur, lui dis-je.

Irène leva les yeux et rencontra mon regard.

J’avais souvent entendu parler de la fascination magnétique, cette fois j’en éprouvai l’action et la réaction.

J’attachais un regard avide et désolé sur le pâle regard d’Irène. Peu à peu, comme s’il se fût vivifié sous le mien, son œil devint moins terne, il s’éclaira, il brilla, il rayonna d’intelligence.

Sur sa physionomie, qui semblait renaître à la vie, je pus suivre les progrès de sa raison, de sa pensée, qui se réveillaient.

Elle me tendit les bras, et un sourire d’ange effleura ses lèvres.

Trop faible pour tourner la tête, elle chercha sa mère du regard.

Catherine se penchait sur le lit, tenant toujours comme moi une des mains d’Irène.

Après nous avoir un instant contemplés, l’enfant approcha doucement la main de sa mère de la mienne ; son regard devint humide, puis ses larmes coulèrent en abondance.

Lorsque je touchai la main de Catherine, je reçus au cœur une commotion rapide et fulgurante… Un moment je n’entendis plus, je ne vis plus ; ma main serrait celle de Catherine, celle d’Irène, et ces points de contact ne m’étaient plus sensibles.

Il me semblait qu’un torrent d’électricité nous entourait, nous confondait tous trois.

Ce fut une impression inexplicable, profonde, presque douloureuse. Lorsque je revins à moi, j’entendis le docteur s’écrier : — Elle a pleuré, elle est sauvée !

— Vous me l’avez rendue ! dit Catherine en tombant à genoux devant moi.


CHAPITRE LVII.

Le bocage.


Cette crise salutaire sauva Irène.

Pendant un mois que dura la convalescence, je ne la quittai pas un seul jour, pas une seule nuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aux premiers jours du printemps, le docteur Ralph engagea madame de Fersen à aller habiter la campagne avec sa fille, et comme position indiqua de préférence les environs de Fontainebleau.

Madame de Fersen ayant été voir une fort jolie maison appelée le Bocage, située près du village de Moret, s’en arrangea, y fit faire les réparations nécessaires, et il fut décidé que nous irions l’habiter avec elle et Irène au commencement de mai.

Si ma présence continuelle chez madame de Fersen eût été connue, elle eût été odieusement interprétée. Aussi le lendemain de la crise qui avait été si favorable à Irène, je dis à sa mère qu’il fallait interdire l’entrée de son appartement à tout le monde, excepté au médecin, à la gouvernante et à une autre des femmes de madame de Fersen dont elle était très-sûre. J’avais habité pendant la maladie d’Irène un entresol inoccupé, et dont les fenêtres s’ouvraient sur un terrain désert ; aussi tout le monde avait-il ignoré mon retour à Paris et mon séjour chez Catherine.

Madame de Fersen n’emmenait à Fontainebleau que les mêmes gens qui l’avaient entourée lors de la maladie de sa fille, sa gouvernante et deux femmes. Le reste de sa maison demeurait à Paris.

Elle me demanda de me précéder de deux jours au Bocage.

Elle partit.

Le lendemain je reçus les indications les plus précises pour me rendre à la petite porte du parc du Bocage.

À l’heure dite, j’étais à cette porte ; je frappai, elle s’ouvrit.

Le soleil était sur le point de se coucher, mais il jetait encore quelques chauds rayons à travers la verte dentelle d’un berceau de glycinées à grappes violettes sous lequel je trouvai Catherine, qui m’attendait avec Irène, qu’elle tenait par la main.

Était-ce souvenir, était-ce un effet du hasard, je ne sais ; mais comme le jour où je la vis pour la première fois à bord de la frégate russe, Catherine portait une robe de mousseline blanche et un bonnet de blonde avec une branche de géranium rouge.

Quoique les chagrins l’eussent beaucoup maigrie, elle était toujours belle, et plus charmante encore que belle. C’était toujours son élégante et noble taille, sa physionomie à la fois imposante, gracieuse et réfléchie, ses grands yeux d’un bleu si pur et si doux frangés de longs cils noirs, ses cheveux d’ébène, dont les nattes épaisses encadraient son front blanc, fier et mélancolique, et descendaient sur ses joues, que la douleur avait pâlies.

Irène était, comme sa mère, vêtue de blanc ; ses longs cheveux bruns, tressés de ruban, tombaient sur ses épaules, et son adorable figure, quoique toujours sérieuse et pensive, semblait à peine se ressentir de ses souffrances passées.

Le premier mouvement de Catherine fut de prendre sa fille dans ses bras et de la mettre dans les miens, en me disant avec la plus vive émotion : — Maintenant, n’est-ce pas aussi votre Irène ?…

Et son regard brilla de reconnaissance et de joie a travers ses larmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est des sensations qu’il faut renoncer à décrire, car elles sont immenses comme l’infini…

Ce premier élan de bonheur passé, madame de Fersen me dit : — Maintenant il faut que je vous mène chez vous.

Je lui donnai le bras, Irène prit ma main, et je me laissai guider par Catherine.

Nous restâmes longtemps silencieux…

Après avoir suivi une longue allée très-obscure, car le soleil déclinait rapidement, nous arrivâmes à une éclaircie sur la lisière du bois.

— Voici votre chaumière, me dit madame de Fersen.

Ma chaumière était une sorte de chalet suisse à demi caché dans un massif d’acacias roses, de tilleuls et de lilas, et bâti au bord d’un très-bel étang, sur de gros blocs de rochers de grès particuliers aux environs de Fontainebleau. Cette fabrique, ayant été destinée sans doute à servir de point de vue, on avait tiré tout le parti possible des moindres accidents de sa position charmante.

Un épais tapis de pervenches, de lierre, de mousse et de fraisiers sauvages couvrait presque entièrement les rochers blanchâtres, et de chacun de leurs interstices sortait une touffe d’iris, de rhododendrons ou de bruyères.

Au delà de l’étang, une belle pelouse de gazon entourée de bois montait en pente douce jusqu’à la façade de la maison que devait habiter madame de Fersen, et qu’on apercevait au loin.

La vue s’arrêtait de tous côtés sur un horizon de verdure formé par un bois épais qui contournait les hautes murailles du parc et les cachait entièrement.

Sans doute on eût pu désirer mieux pour la variété des aspects ; mais comme notre vie au Bocage devait être entourée du mystère le plus profond, cette immense et impénétrable barrière de feuillage devenait très-précieuse.

Au bout de quelques minutes, nous étions au pied de l’escalier du chalet. Madame de Fersen tira une petite clef de sa ceinture, et ouvrit la porte du rez-de-chaussée.

D’un coup d’œil je vis qu’elle avait présidé à l’arrangement de deux petits salons qui le composaient. Tout y était de la plus extrême, mais de la plus élégante simplicité. Là je trouvai des fleurs partout, un piano, un chevalet pour peindre, les livres qu’elle m’avait entendu citer comme mes préférences.

Enfin, me montrant un cadre d’ébène à portes richement incrustées de nacre, madame de Fersen me pria de l’ouvrir : j’y trouvai d’un côté l’admirable esquisse que Frank avait faite d’Irène mourante, et de l’autre un récent portrait d’Irène, peint aussi par Frank.

Je pris la main de Catherine, que je portai à mes lèvres avec un sentiment de reconnaissance ineffable.

Elle-même pressa sa main contre mes lèvres, par un mouvement plein de tendresse.

Puis elle se mit à embrasser sa fille avec passion.