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Je refermai le cadre, non sans être encore vivement touché de cette marque de souvenir de Catherine, à qui j’avais dit mes idées sur les portraits exposés indifféremment à tous les yeux.

Lorsque nous quittâmes le chalet, le soleil jetait ses reflets de pourpre et d’or dans les eaux paisibles de l’étang. Les acacias secouaient leur neige rose et embaumée. On n’entendait aucun bruit… de tous côtés l’horizon était borné par de grandes masses de verdure… nous nous trouvions au milieu de la solitude la plus profonde, la plus paisible, la plus mystérieuse…


M. de Sérigny.

Sans doute émue à la vue de ce tableau d’une mélancolie si douce, Catherine s’accouda sur le balcon du chalet, et resta quelques minutes rêveuse.

Irène s’assit à ses pieds et se mit à cueillir des roses et des chèvrefeuilles pour faire un bouquet.

Je m’appuyai sur la porte, et malgré moi j’éprouvai une angoisse douloureuse en contemplant madame de Fersen…

J’allais passer de longs jours auprès de cette femme si passionnément aimée… et la délicatesse devait m’empêcher de lui dire un mot de cet amour si ardent, si profond, que tous les événements passés avaient encore augmenté…

Et je ne savais pas si j’étais aimé… ou plutôt je désespérais d’être aimé ; il me semblait que la destinée qui nous avait réunis, madame de Fersen et moi, auprès du lit de mort de sa fille, pendant un mois de terribles angoisses, avait été trop fatale pour se terminer par un sentiment si tendre…

J’étais absorbé dans ces tristes pensées, lorsque madame de Fersen fit un mouvement brusque comme si elle se fût éveillée d’un songe, et me dit : « Pardon ; mais il y a si longtemps que je n’ai respiré un air vif et embaumé comme celui-ci, que je jouis de cette admirable nature en égoïste. »

Irène partagea son bouquet en deux, en donna un à sa mère, me donna l’autre, et nous nous remîmes en marche vers la maison.

Nous y arrivâmes après une longue promenade, car le parc était fort grand.


CHAPITRE LVIII.

Jours de soleil.


Au Bocage, 10 mai 18..[1].

Il est onze heures du soir ; je viens de quitter madame de Fersen. Me voici donc dans le chalet que je dois désormais habiter près d’elle !

J’éprouve une sensation étrange.

Les événements se sont succédé si rapidement depuis un mois, mon cœur a été bouleversé par des émotions si diverses, que je sens le besoin de me rendre compte de mes souvenirs, de mes vœux et de mes espérances.

C’est pour cela que je reprends ce journal, interrompu depuis mon départ de Khios.

Les idées se pressent si confuses dans mon esprit que j’espère les éclaircir en les écrivant ; j’agis à peu près comme les gens qui, ne pouvant faire un calcul de tête, sont obligés de le faire sur le papier.


Irène.

Quelle sera pour moi la fin de cet amour ? Le docteur Ralph a formellement signifié à madame de Fersen que ma présence serait longtemps in-

  1. Arthur, selon son habitude, intercale ici des fragments de son journal interrompu depuis Khios, et sans doute repris lors de son arrivée au Bocage. Les chapitres précédents sont destinés à remplir la lacune qui séparait les deux époques, et pendant laquelle Arthur semble avoir négligé de tenir ce memorandum.