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de la force à celui qui les a perdues. Au nom de leurs remords, elles le supplient d’oublier un moment d’erreur… de n’être plus pour elles qu’un ami sincère, que le confident des chagrins qu’il a causés. Mais, presque toujours, les femmes n’ont pas encore pleuré toutes leurs larmes…

L’homme, grossier comme son espèce, ne comprend pas cette lutte sublime de l’amour et du devoir dont elles souffrent. Ces martyres de tous les instants, ces terreurs menaçantes que soulève chez elles le souvenir de l’honneur, de la famille, de la religion outragés ; ces épouvantables tortures, l’homme les traite de caprice ridicule, de scrupule de pensionnaire, ou de sotte influence de confessionnal.

Si la lutte se prolonge, si la pauvre femme épuisée use sa vie à sauver les apparences d’une douleur qui la déshonore, et résiste vaillamment à commettre une autre faute, l’homme s’irrite, se révolte contre ces pruderies qui le blessent dans son amour-propre, dans le vif de sa passion avide et brutale ; une dernière fois il injurie à tant de vertu, à tant de malheur et à tant de courage, en disant à cette femme désolée que ce regain de principes est un peu tardif ; et, ivre d’une ignoble vengeance, il court aussitôt afficher une autre liaison avec le cynisme de sa nature.

Et il a été aimé, et il est aimé ! et une femme, et belle et vertueuse, a risqué pour lui son bonheur, son avenir, celui de ses enfants ! tandis que lui eût lâchement reculé devant le moindre de ces sacrifices…

Pourquoi donc si misérable, et pourtant si adoré ?… Parce que les femmes aiment bien plus les hommes pour les qualités qu’elles sont obligées de leur rêver, et dont leur exigeante délicatesse les pare, que pour celles qu’ils possèdent réellement.

Si au contraire, par une bien rare exception, un homme comprend tout ce qu’il y a de saint et d’adorable dans les remords, s’il tâche de calmer les douleurs qu’il a causées, sa douceur, sa résignation ont pour une femme de plus grands dangers encore…

Catherine… éprouvera-t-elle ces remords incessants ?

Ou bien, comme ces femmes qui, par une soif insatiable de dévouement, ou par la pudeur du chagrin, cachent leurs peines et ne laissent voir que leur félicité, Catherine voudra-t-elle me laisser ignorer ses angoisses ?…

La connaissant comme je la connais, je crois pouvoir presque deviner quels seront ses sentiments pour moi d’après ce que Irène me rapportera de sa conversation.

Aussi j’attends l’arrivée de cette enfant avec une impatience ardente.

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Joies du ciel !!! je la vois accourir avec un bouquet de roses à la main.

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Mon cœur ne me trompe pas : c’est Catherine qui me l’envoie.

Elle me pardonne mon bonheur.


CHAPITRE LIX.

Une femme politique.


Là s’arrêtent les fragments de journal que j’ai autrefois écrits au Bocage.

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Pendant les quatre mois qui suivirent l’aveu de Catherine, et que nous passâmes dans cette profonde solitude, ma vie fut si complètement remplie par les enivrements de notre tendresse toujours renaissante, que je n’eus ni le temps ni le besoin de retracer tant de délicieuses émotions.

Alors Catherine m’avoua que depuis notre départ de Khios elle avait ressenti pour moi un vif intérêt.

Quand je lui demandai pourquoi elle m’avait un jour si durement traité en me priant de ne plus voir sa fille, elle me dit que son désespoir de se sentir de plus en plus dominée par l’affection qu’elle éprouvait pour moi, joint à la jalousie et à son chagrin de me savoir épris d’une femme aussi légère que madame V***, l’avait seul décidée à mettre un terme à la mystérieuse intimité dont Irène était le lien, quoique cette détermination lui eût horriblement coûté.

Apprenant ensuite la fin de ma prétendue liaison avec madame de V***, et voyant que l’absence, au lieu de diminuer l’influence que j’avais sur elle, l’augmentait encore, Catherine avait plusieurs fois tenté de renouer nos relations d’autrefois. Irène commençait d’ailleurs à s’affecter gravement de ne plus me voir. — Mais l’amour est si inexplicable dans ses contrastes et dans ses délicatesses, me dit Catherine, que cette raison même, jointe à votre apparence de dédain et de froideur, me fit toujours hésiter de venir franchement à vous, craignant que ma démarche ne vous parût seulement dictée par ma sollicitude pour la santé de ma fille.

Pourtant, l’état de cette pauvre enfant empirait tellement qu’à ce bal du château j’étais bien résolue de vaincre ma timidité et de tout vous dire ; mais votre accueil fut si glacial, votre départ si brusque, que cela me fut impossible. Le lendemain je vous écrivis… mais vous ne me répondîtes pas. Il fallut, hélas ! que la vie d’Irène fût désespérée pour que j’osasse de nouveau vous écrire au Havre !… Dieu sait avec quelle adimrable générosité vous m’avez entendue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La première amertume de ses remords passée, l’amour de Catherine pour moi fut calme, digne et presque serein.

On sentait qu’après avoir fait tout pour résister à une passion invincible, cette femme était disposée à subir, avec une courageuse résignation, les conséquences de sa faiblesse.

Les quatre mois que nous passâmes au Bocage furent pour moi, furent pour elle l’idéal du bonheur.

Mais à quoi bon parler de bonheur ?… tout ceci maintenant est une cendre amère et froide !

Qu’importe, hélas ! continuons la triste tâche que je me suis imposée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je pus arracher quelques minutes à mon amour, j’écrivis à M. de Serigny pour le remercier de ses intentions bienveillantes, dont j’avais été instruit par la note d’un journal officiel, et aussi pour le prévenir que je resterais encore absent pendant quelques mois ; que je ne pouvais lui dire le lieu de ma retraite, mais que je le priais, dans le cas où l’on s’informerait de moi auprès de lui, de répondre de telle sorte qu’on me crût en pays étranger.

Au mois de septembre, Catherine, apprenant que son mari devait arriver à la fin de l’année, m’annonça qu’elle désirait revenir à Paris.

Ce désir de Catherine m’étonna et m’affligea.

Nous avions beaucoup agité la question de savoir si je continuerais ou non les fonctions dont je m’étais chargé auprès de M. de Serigny.

Catherine avait constamment persisté à m’y engager.

En vain je lui représentais que ces heures d’insignifiant travail seraient dérobées à notre amour, et que je ne trouverais plus aucun attrait dans cette occupation, où je n’avais cherché qu’une distraction à mes chagrins. En vain je lui disais que toute la correspondance dont j’étais chargée ne roulait que sur les sujets les plus mesquins du monde, et ne m’offrait aucun intérêt.

À cela elle me répondait que, vers une époque plus ou moins rapprochée, de grandes questions seraient nécessairement agitées dans les hautes régions politiques, et que je regretterais alors d’avoir quitté cet emploi. Elle se montrait enfin si fière, si heureuse des distinctions que mon mérite, disait-elle, m’avait déjà attirées de la part du roi ; elle s’avouait si orgueilleuse de mes succès, que je finis par lui promettre tout ce qu’elle voulut à ce sujet.

Il fut donc résolu entre nous que je reprendrais ma position auprès de M. de Serigny.

Afin de ne pas arriver à Paris en même temps que madame de Fersen, et de faire croire que j’étais resté quelque temps en voyage, je devais partir du Bocage pour Londres, et revenir ensuite à Paris rejoindre Catherine.

Après quinze jours passés en Angleterre, j’étais de retour à Paris auprès de madame de Fersen.

M. de Serigny m’avait servi à souhait ; dans le monde, on crut généralement qu’une mission importante m’avait retenu pendant six mois à l’étranger.

Le ministre me parut fort aise de me voir partager de nouveau sa table de travail ; car le roi, me dit-il, avait bien voulu souvent s’informer de l’époque de mon retour, témoignant son regret de ce que le résumé des dépêches ne fût plus fait par moi.

Aux yeux du monde, je ne vis pas d’abord madame de Fersen beaucoup plus assidûment qu’avant notre départ pour le Bocage ; mais peu à peu mes visites devinrent un peu plus fréquentes, sans être pour cela plus remarquées.

Mon caractère d’homme ambitieux, complètement absorbé par les affaires d’État, était alors trop généralement accrédité, la réputation de madame de Fersen trop solidement assise dans l’opinion publique, pour que le monde, fidèle à ses habitudes routinières, ne continuât pas de nous accepter ainsi, et il eût fallu bien des apparences contraires à ces idées pour lui faire changer de manière de voir à notre égard.

Le mystère impénétrable qui entourait notre bonheur le doublait encore.

Si souvent je regrettais nos radieuses journées du Bocage, ces journées d’un bonheur si calme, si facile ! souvent aussi, lorsqu’à Paris j’échangeais avec Catherine un tendre regard inaperçu de tous, mais bien compris par nous, je ressentais cette joie orgueilleuse qu’on éprouve toujours lorsqu’on possède un secret à la fois formidable et charmant, d’où dépendent l’honneur, l’existence, l’avenir d’une femme adorée.

Quelque temps avant son départ, M. de Fersen m’avait confié que sa femme devenait indifférente aux intérêts politiques dont elle s’était beaucoup occupée jusqu’alors.

De retour à Paris, je vis avec étonnement Catherine reprendre peu à peu ses anciennes relations.

Son salon, que je fréquentais assidûment, était, comme autrefois, le rendez-vous habituel du corps diplomatique. Bientôt les sujets d’entretien qu’on y traitait journellement devinrent si sérieux, qu’à l’exception des ministres et de quelques orateurs influents des deux chambres, la société française élégante et futile disparut presque entièrement des réunions de madame de Fersen.

Quoique sérieuses, ces conversations n’avaient pas une véritable im-