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portance : ou elles s’élevaient si haut qu’elles allaient jusqu’aux théories les plus abstraites et les moins praticables ; ou elles descendaient à des intérêts si mesquins et si positifs qu’elles étaient étroites et misérables.

C’étaient encore des discussions aussi stériles qu’infinies sur ce thème usé : La Restauration devait-elle résister ou céder à l’influence démocratique ? etc.

Catherine m’étonnait toujours par la flexibilité de son esprit et par les tendances généreuses de ses convictions. Un de ses triomphes surtout était la démonstration des avantages que devait trouver la France à préférer l’alliance russe à l’alliance anglaise. Lorsque je la complimentais à ce sujet, elle me disait en riant que j’étais la France, et que tout le secret de son éloquence était là.

J’aurais pu lui répondre aussi que ma diplomatie, c’était elle ; car, pour lui plaire, je surmontai ma profonde antipathie pour le commérage européen des diplomates qui se donnaient rendez-vous chez elle, et je conservai mes habitudes de travail auprès de M. de Serigny. Peut-être aussi demeurai-je dans cet emploi par un sentiment d’orgueil que je ne m’avouais pas, et que faisaient naître sans doute les distinctions dont le roi continuait de m’honorer, et la sorte d’importance dont je jouissais dans le monde ; et puis, enfin, grâce à mes fonctions, ma présence assidue chez madame de Fersen pouvait être attribuée à des relations purement politiques.

Ce qui me charmait dans Catherine était beaucoup moins l’influence que je lui savais acquise sur son entourage, que la grâce charmante avec laquelle elle abdiquait près de moi cette influence si respectée. — Cette femme, d’un esprit solide, élevé, et même un peu magistral, qu’on écoutait avec une rare déférence, dont on commentait les moindres paroles avec recueillement, se montrait dans notre intimité ce qu’elle avait été au Bocage, bonne, simple, gaie, d’une tendresse pleine d’effusion, et je dirais presque d’une soumission remplie de grâce, de prévenance ; toujours à mes pieds mettant ses triomphes, et riant avec moi de leur vanité.

Alors je la suppliais au nom de notre amour d’abandonner cette vie si inutilement occupée.

Sur ce sujet seulement je trouvais toujours Catherine intraitable. Elle m’objectait que M. de Fersen allait revenir à Paris, qu’elle avait commis une faute, une grande faute, et qu’elle devait au moins l’expier à force de dévouement aux intentions de son mari. Or, avant son départ, il lui avait expressément enjoint de conserver, d’étendre même les relations qu’elle s’était créées. Aussi obéissait-elle à ces volontés plutôt par suite des reproches que lui faisait sa conscience que par goût.

Autant que moi, elle regrettait ces heures si tristement employées ; autant que moi, elle regrettait nos anciens entretiens de la galerie à bord de la frégate, et surtout nos quatre mois passés au Bocage : ce temps de paradis du cœur, comme elle disait, ces jours sans prix qui ne rayonnent qu’une fois dans la vie et qu’on ne retrouve jamais… pas plus qu’on ne retrouve sa jeunesse passée.

Il n’y a rien de plus exclusif, de plus follement absolu que la passion. Tout en reconnaissant la vérité des observations de Catherine, je ne pouvais m’empêcher d’être malheureux de ces obligations que lui imposait le remords d’une faute que je lui avais fait commettre.

Pourtant Catherine se montrait si tendre, si attentive, elle trouvait avec une incroyable adresse de cœur tant de moyens de me parler indirectement de nous au milieu des entretiens les plus sérieux en apparence, que je prenais mon bonheur en patience.

En effet, il n’y a rien de si charmant que ce jargon de convention, au moyen duquel les amants savent se parler d’eux-mêmes, de leurs espérances et de leurs souvenirs, au milieu du cercle le plus solennel. Rien ne m’amusait tant que de voir les hommes les plus graves prendre innocemment part à nos entretiens à double sens.

Mais aussi ces personnages me faisaient souvent cruellement payer ces joies mystérieuses… D’abord ils me dérobaient presque toutes les soirées de Catherine, qui les passait généralement chez elle ; et souvent dans la matinée, une lettre de leur part, demandant un rendez-vous à madame de Fersen, venait changer tous nos projets.

Catherine souffrait autant que moi de ces obstacles. Mais qu’y faire ? Sous quel prétexte refuser l’entrevue qu’on sollicitait d’elle ?… Moi qui avais poussé jusqu’à la plus scrupuleuse délicatesse la crainte de compromettre en rien sa réputation, pouvais-je l’engager dans une démarche dangereuse ?…

Non, non, sans doute ; mais je souffrais cruellement de ces mille obstacles toujours renaissants, qui irritaient sans cesse la jalouse impatience de mon amour.

Notre bonheur avait été si complet au Bocage ! Saison enchanteresse, pays charmant, solitude profonde, mystérieuse et extrême liberté ; tout avait été si adorablement réuni par le hasard, que la comparaison de ce passé au présent était un chagrin de tous les instants.

Mais ces regrets ne m’empêchaient pas de jouir des moments délicieux qui nous restaient. J’avais une foi profonde dans l’amour de madame de Fersen ; mes accès de défiance de moi et des autres n’avaient pu résister à l’influence de son noble caractère et à la conviction que j’avais cette fois de m’être conduit pour Catherine comme peu d’hommes se seraient conduits à ma place, et ainsi de mériter toute sa tendresse.

J’étais enfin si sûr de moi, que j’avais bravé certaines pensées d’analyse qu’autrefois j’aurais redoutées ; en un mot, j’avais impunément cherché quelle pouvait être l’arrière-pensée de l’amour de madame de Fersen ; et j’avoue que, la voyant très-grande dame, très-influente, fort riche et fort considérée, je ne pus, malgré toute ma sagacité inventive, malgré toutes les ressources de mon esprit soupçonneux, je ne pus, dis-je, trouver quel intérêt Catherine pouvait avoir à feindre de m’aimer.


CHAPITRE LX.

Propos du monde.


C’était au commencement du mois de novembre, un vendredi, mon jour néfaste.

Depuis quelque temps madame de Fersen, instruite du prochain retour de son mari, et voulant détourner tout soupçon, avait cru devoir être toujours chez elle et ne refuser sa porte à personne. Pourtant elle m’avait promis de me donner quelques heures.

Nos entrevues devenaient si rares, si difficiles, grâce à l’entourage qui l’obsédait, que j’attachais, comme elle, un grand prix à cette journée de bonheur. Catherine l’avait longtemps préparée à l’avance, en remettant ou en terminant mille riens qui sont autant de liens invisibles dans lesquels une femme du monde, quoique libre en apparence, est journellement enlacée. Enfin la veille, à l’heure du thé, Catherine m’avait encore réitéré sa promesse, devant son cercle habituel, en me disant, selon nos conventions, qu’elle espérait qu’il ferait beau le lendemain pour sa promenade.

Je me souviens que l’encyclopédique baron de ***, qui se trouvait là, ayant ouvert à propos de cet espoir de beau temps une savante parenthèse météorologique et astronomique, une vive discussion s’éleva sur les influences planétaires et sur les causes atmosphériques.

Plusieurs fois Catherine et moi nous ne pûmes nous empêcher de sourire en songeant à la cause charmante et mystérieuse qui servait de point de départ aux doctes élucubrations de tant de savants personnages. Il nous fallut un très-grand sang-froid pour ne pas éclater de rire aux excellentes raisons que donnait le nonce du pape pour prouver qu’il devait nécessairement faire le lendemain un temps magnifique. J’étais si fort de son avis, que je me lançai à l’aventure dans son parti, et nous eûmes l’avantage sur un diabolique chargé d’affaires des États-Unis, qui s’acharnait, l’envieux républicain qu’il était, à prédire un temps exécrable.

Je quittai donc Catherine, ivre d’un espoir aussi impatient qu’aux premiers temps de notre tendresse.

Il me semblait l’aimer encore plus ce jour-là qu’un autre jour ; j’avais fait mille rêves d’or sur cette entrevue ; mon cœur débordait d’amour et d’espoir.

Ce soir-là, elle m’avait paru encore plus belle, encore plus spirituelle, encore plus écoutée, encore plus admirée que d’habitude ; et, il faut le dire à notre honte, c’est presque toujours l’éloge ou le blâme des indifférents ou des envieux qui font les alternatives d’ardeur ou de refroidissement que subit l’amour.

Le lendemain j’allais sortir, lorsque je reçus un mot d’elle… Notre entrevue était impossible : elle apprenait qu’une discussion de la dernière importance, et qu’on croyait ajournée, devait avoir lieu le jour même à la chambre des députés, et elle était obligée de s’y rendre avec M. P. de B***, ambassadeur de Russie.

Mes regrets, mon dépit, ma colère, mon chagrin furent extrêmes.

L’heure de la séance n’était pas arrivée, je me rendis chez madame de Fersen.

Le valet de chambre, au lieu de m’annoncer, me dit que madame la princesse avait défendu sa porte, et qu’elle était en conférence avec le ministre de Prusse…

Toute la lignée du marquis de Brandebourg eut été dans le salon que j’y serais entré ; j’ordonnai donc au valet de chambre de m’annoncer.

Catherine, pour comble de désespoir, n’avait jamais été plus charmante ; mon dépit, mon humeur s’augmentèrent encore.

Elle me sembla un peu surprise de ma visite, et le vénérable comte de W*** n’en fut pas moins contrarié ; ce qui, je l’avoue, me fut fort égal.

Il quitta la princesse, en lui disant qu’ils reprendraient plus tard leur entretien.

— Combien je suis malheureuse de ce contre-temps ! me dit tristement Catherine… Mais voilà bientôt une heure… la séance commence à deux, et notre ambassadeur…

— Eh ! madame, m’écriai-je en l’interrompant et en frappant du pied avec violence, laissons là les chambres et les ambassadeurs ; il faut opter entre les intérêts de mon amour ou les intérêts des peuples auxquels vous vous dévouez… Le rapprochement est fort ridicule, je le sais ; mais c’est votre incroyable manière d’être qui le provoque.

Madame de Fersen me regarda avec un étonnement profond et douloureux ; car je ne l’avais pas habituée à ces formes acerbes.

Je continuai :

— Je suis d’ailleurs ravi de trouver cette occasion de vous dire une