Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/275

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

grands yeux ; tu me donnerais des distractions, et j’ai à te parler très-sérieusement. Écoute-moi donc bien, je t’en conjure. — Pauvre Édouard ! dit mademoiselle Julie, tu ne m’as jamais parlé de cette voix-là, ni regardée ainsi. C’est donc vraiment grave ce que tu as à me dire ? — Très-grave, et c’est pour cela que je tenais à te parler ici, chez moi. — Voyons, mon bon Édouard, je t’écoute ; tu as l’air si sérieux ! Tiens, c’est comme le jour où nous avons été pour toujours l’un à l’autre ; te rappelles-tu ? J’hésitais encore, et tu me dis d’un ton à la fois si doux, si triste, si solennel : Julie, je vous le jure par l’anneau de ma pauvre mère mourante, par cet anneau que je vous donne… vous n’aurez jamais d’ami plus dévoué, plus fidèle que moi. Oh ! alors, te souviens-tu ? les pleurs me sont venus aux yeux ; tiens, comme maintenant… et je te dis : Édouard, je suis à toi !

Et mademoiselle Julie essuya une larme, une vraie larme, qui brilla dans ses beaux yeux noirs.

— Oh ! oui, Julie, ma Julie bien-aimée, rappelle-toi ce souvenir sacré… l’anneau de ma pauvre mère mourante n’était pas un gage d’amour que je t’offrais… c’était mieux que cela… c’était un gage d’estime, Julie, un gage de profonde estime… Oui… car j’avais déjà lu dans ton âme, j’avais déjà su y découvrir ta valeur, pauvre femme ! À travers les égarements involontaires de ta vie passée, j’avais reconnu la noblesse de ton cœur ! — Que tu es bon ! dit mademoiselle Julie très-attendrie. Si j’ai maintenant quelques qualités, n’est-ce pas à toi que je les dois ? Tu as toujours été si gentil que j’ai voulu être digne de ton amour. — Eh bien ! je le crois, s’écria M. de Montal avec exaltation. Oui, mon amour t’a réhabilitée ! Depuis longtemps je t’ai suivie pas à pas, je t’ai étudiée ; tu as grandi à mes yeux ! ta conduite justifie ma passion pour toi ; maintenant je suis fier de mon amour. — Ah ! il n’y a que toi pour dire de ces choses-là ! — Parce que ma Julie est seule capable de les inspirer. — Bon chéri, va ! — Écoute, Julie, il est temps de reconnaître ton amour, ta tendresse, et surtout la dignité de ta conduite. — Que veux-tu donc dire, Édouard ? — Je veux, dit solennellement M. de Montal, je veux te donner une preuve éclatante non-seulement de mon amour et de ma reconnaissance, mais encore de mon respect. — Oh ! Édouard ! pas de ça ! tu sais nos conventions ? Tu n’es pas heureux. Je ne veux rien accepter de toi ; à ma fête un bouquet de dix francs, voilà tout ; ton cœur, ton amour, voilà ce que je veux, voilà ce que je prends. — Noble femme ! digne amie ! ah ! je reconnais bien l’élévation de ton âme ! mais rassure toi, ajouta M. de Montal en souriant d’un air de mystère ; le cadeau que je veux te faire est sans doute au-dessus de ton attente ; cependant tu l’accepteras avec joie. — Qu’est-ce que tu veux donc me donner ? — Ma main ! — Tu dis… — Que je t’épouse, mon adorée ; oui, je brave les sots préjugés du monde, je te consacre ma vie tout entière, je te prends pour ma femme. Eh bien ! refuserez-vous ce cadeau-là, madame la comtesse ?

Et M. de Montal, le sourire aux lèvres, attendit avec une orgueilleuse complaisance l’explosion de la gratitude de sa maîtresse. Mademoiselle Julie, frappée de stupeur, le regarda d’abord en silence ; puis, cachant sa figure dans ses mains, elle tomba dans un fauteuil avec accablement. M. de Montal crut que la joie causait le saisissement de mademoiselle Julie. Il se baissa et lui dit tendrement :

— Pardon, mon ange, j’aurais dû te préparer à cette heureuse confidence, et…

Mais mademoiselle Julie repoussa brusquement M. de Montal, se leva, et s’écria avec une amertume douloureuse et courroucée :

— Ah ! ma tante Sauvageot me l’avait bien dit ! — Quoi donc, Julie ? — Ainsi, Édouard, vous me trompiez ! — Comment ? — Vous vouliez n’épouser ! — Que dit-elle ? — Je vois tout maintenant. C’est indigne ! c’était pour ma fortune que vous m’aimiez ! c’était dans le but de m’amener au mariage que vous preniez mes intérêts si à cœur ! Et moi qui mettais tant de désintéressement dans mon amour ! Ah ! Édouard, Édouard, vous dissipez cruellement mes illusions !

M. de Montal était à la fois si surpris, si humilié, si furieux de ce refus aussi insultant qu’imprévu, qu’il pâlit, et, écumant de rage, il resta quelques moments sans parler. Mademoiselle Julie, blessée dans son amour-propre et dans son avarice, ne voyant dans l’amour passé de M. de Montal qu’un vil calcul, ne put dissimuler l’aigreur de ses ressentiments.

— Ah ! ma pauvre tante Sauvageot avait bien raison. Je ne m’étonne plus maintenant si elle se défiait de votre soumission à tous mes caprices. C’est tout simple, vous visiez à ma fortune ; après tout, ça en valait la peine : cent mille écus placés, une cinquantaine de mille francs par an d’appointements et de bénéfices. Pourtant, je me croyais assez jeune et assez jolie pour être aimée avec autant de désintéressement que je vous aimais moi-même. Voyez pourtant ! la première impression de ma tante Sauvageot ne l’avait pas trompée ; avant d’être ensorcelée comme moi, elle m’avait dit : Défie-toi de ce Montal ; c’est un mange-tout qui n’a que des dettes ; il ne te laissera que les yeux pour pleurer. Et voilà ce qui arrive… Ah ! Édouard, Édouard ! dit mademoiselle Julie avec une douleur et une dignité réelles, l’anneau de votre mère devait-il servir à des projets si humiliants pour moi… et si honteux pour vous ?

Ces derniers mots mirent le comble à la fureur de M. de Montal ; il s’écria en montrant une bague qu’il portait :

— L’anneau de ma mère, le voilà… Il faut que vous soyez aussi sotte que vous l’êtes pour avoir cru que je le prostituerais à une créature de votre espèce ! L’anneau que je vous ai donné n’a jamais appartenu à ma mère… je me suis moqué de vous. — Eh bien ! monsieur, il est mille fois plus infâme encore d’avoir osé jouer avec le souvenir de votre mère que de me l’avoir prostitué, comme vous dites ! s’écria fièrement et noblement mademoiselle Julie. — Vous tairez-vous ? — Ah ! c’est seulement à présent que je vous connais !… Quelle figure !… Tenez, vous me faites peur… je veux m’en aller.

M. de Montal saisit mademoiselle Julie par le bras :

— Pour dire partout que j’ai voulu t’épouser et que tu m’as refusé, n’est-ce pas ! — Mais, Édouard, vous ne pouvez pas m’empêcher de m’en aller… lâchez donc mon bras, vous me faites mal… je vous assure que vous me faites mal. — Oui, oui, va, joue ton rôle ! dit M. de Montal avec une ironie cruelle en secouant brutalement le poignet de mademoiselle Julie ; puis il la repoussa en s’écriant : Prends garde ! il n’y a au monde que toi et moi qui soyons instruits de ce qui vient de se passer ! Si cela s’ébruite, tu me le payeras ! Tu m’entends bien ? J’ai acquis de l’influence pour te servir, je la retournerai contre toi et je t’écraserai. — Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la malheureuse fille en pleurant, voilà pourtant la récompense de mon amour ! — Votre amour ! est-ce que je ne l’ai pas mille fois payé par toutes les bassesses que j’ai faites auprès de votre ignoble tante, par le valetage auquel je m’étais condamné, par mon entremise dans toutes vos sales intrigues de coulisses ? — Ainsi, votre dévouement, vos soins… — Elle est pourtant assez orgueilleuse, assez bête pour croire que c’était par amour que je faisais ainsi le cabotin (il hausse les épaules) ! Est-ce que je vous aimais ? J’étais votre amant pour exciter l’envie de gens plus riches et plus heureux que moi. Mais à la fin, fatigué d’avoir tous les ennuis, tous les dégoûts d’un pareil ménage, j’avais songé à vous épouser pour votre argent… Eh bien ! oui, pour votre argent. Est-ce clair !… J’avais fait taire l’honneur, qui se révoltait en moi, et… Mais soyez tranquille, je me vengerai… — Vous vous vengerez de ce que je n’ai pas voulu me mettre la corde au cou, n’est-ce pas ? Est-ce que je ne vous connaissais pas ? Est-ce que, lorsqu’un homme comme vous, qui n’a rien, épouse une femme comme moi, qui est riche, il ne fait pas une bassesse ? Et quelle confiance peut-on avoir dans un homme qui fait une bassesse ? Je voulais bien de vous pour mon amant, parce que cela ne m’engageait à rien ; mais j’aurais mieux aimé mourir mille fois que de vous prendre pour époux… Si un jour je me marie, c’est que je trouverai un homme qui ne me ruinera pas et qui m’offrira les garanties que je désire pour vivre heureuse et tranquille. — Sortez d’ici, et allez au diable le chercher, ce mari ! mais n’ayez jamais l’audace de prononcer mon nom !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette scène est pénible ; il est honteux de voir un homme, d’abord si servilement flatteur, devenir si insolent et si brutal lorsque sa proie lui échappe ; mais nous croyons cette scène vraie. Autrefois elle eût été improbable ; de nos jours elle n’a rien qui puisse étonner. Que chacun cherche dans son souvenir, il y trouvera peut-être des faits analogues. Le lecteur connaît maintenant assez mademoiselle Julie pour comprendre que toute insistance de la part du comte pour obtenir la main de la comédienne eût été vaine. Élevée dans la pauvreté, ayant vu la misère de près, mademoiselle Julie ne redoutait rien tant qu’une vieillesse malheureuse et abandonnée : poussant l’ordre jusqu’à l’avarice, elle vivait avec beaucoup d’économie, nous l’avons dit. Une telle femme, d’un esprit borné, d’un cœur froid, d’un caractère raisonnable, devait être à l’endroit de son argent d’une invincible ténacité ; la vanité d’épouser M. de Montal ne devait pas, chez mademoiselle Julie, entrer une seconde en comparaison avec la terreur d’être ruinée par cet aimable gentilhomme.

M. de Montal ne vivait que par l’orgueil et par l’envie ; en touchant les mêmes ressorts chez mademoiselle Julie, et en la mettant à même de satisfaire son orgueil et d’exciter l’envie de ses rivales par un mariage titré, il avait dû croire à la réussite de ses projets. Il se trompa. Après le départ de mademoiselle Julie, le comte passa quelques heures cruelles. Ce refus ruinait ses dernières espérances ; à peine lui restait-il dix mille francs. Cette somme épuisée, il se trouvait en face du suicide ou de la misère. Comme il raillait amèrement les croyances qu’il avait eues à la Providence, une nouvelle circonstance vint tout à coup lui rendre la confiance qu’il avait perdue, et lui donner une nouvelle foi en son étoile.

M. de Montal avait quelquefois rencontré chez son ami Roupi-Gobillon, M. Achille Dunoyer, banquier fort riche, homme de quarante ans environ, possédé des vanités les plus ridicules, visant à être un homme à la mode, voulant à tout prix imiter les façons, le luxe et les élégants travers de l’aristocratie. M. Achille Dunoyer considéra la rencontre de M. de Montal comme une bonne fortune. Faisant partie de cette jeunesse dorée au sein de laquelle M. Achille Dunoyer brûlait d’être admis, le comte y exerçait une certaine influence de reflet, grâce à son intimité avec le marquis de Beauregard, roi de ce monde élégant. M. Achille Dunoyer fit toutes les avances imaginables à M. de Montal ; celui-ci, n’ayant alors nul besoin de M. Achille, le reçut très-froidement et l’évita ; mais, après l’étrange manière dont mademoiselle Julie avait accueilli sa proposition de mariage, lorsqu’il vit ses dernières ressources épuisées, il songea qu’un ami aussi riche que M. Dunoyer n’était pas à dédaigner, et il manœuvra assez habilement pour paraître se rendre naturellement aux avances du banquier, avances si longtemps repoussées ! Telle était la position de M. de Montal au moment où Ewen de Ker-Ellio quittait la Bretagne pour venir à Paris réclamer le payement arriéré de