Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/274

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vous avez de l’humeur, et vous avez tort, car rien ne sied mieux à votre jolie bouche que votre charmant sourire. — Oh ! je te vois venir, je te vois venir ; tu veux m’apaiser par des flatteries : ce n’est pas la peine, car je n’ai pas d’humeur, je te dis ça sans me fâcher ; mais tu n’es plus aussi soigneux qu’autrefois. Tiens, hier encore, je te recommande d’apporter des biscottes pour Tripotte ; tu sais qu’avoir des attentions pour cette petite chienne, c’est le moyen d’être toujours bien avec ma tante Sauvageot, qui l’adore ; eh bien ! tu n’y songes seulement pas. — C’est un oubli que je réparerai, dit M. de Montal en déguisant son humeur sous le plus charmant sourire et en ajoutant gaiement : Tu dois me croire, car j’ai fait des bassesses pour plaire à notre tante Sauvageot. — Ah ! dame, vois-tu, Édouard, je te l’ai dit bien souvent, je t’aime beaucoup, je t’ai préféré à des gens très-riches, à des jeunes gens très à la mode. Je ne voudrais pas accepter ça de toi (elle mordit son ongle) ; pour toi, je suis tout cœur ; mais ma tante Sauvageot me dirait : « Julie, il faut choisir entre ton Édouard ou ta tante, » Hélas ! mon pauvre chéri, j’aurais, je crois, le courage de te sacrifier. Je serais la plus malheureuse des créatures, car je t’aime bien tendrement… Mais, mon Dieu, comme ça fume chez toi, si tu ouvrais un peu la fenêtre ? — Tu aurais froid. Cette cheminée ne fume pas ordinairement. C’est étonnant. — En ce cas-là, j’ai du malheur ; la dernière fois que je suis venue, elle fumait encore. Mais quelle idée de me faire venir ici ? C’est pour me parler sérieusement ? Et de quoi ? Est-ce que tu ne pouvais pas me parler aussi sérieusement chez moi ? — Non, mon bon ange, non. Pour toi comme pour moi, je tenais à te dire ce que j’ai à te dire ici, chez moi. Oui, ajouta-t-il avec un sourire de tendresse mélancolique, en restant à genoux et en passant son bras autour de la taille de Julie, oui, ma Julie, il me semble que mes paroles seront ainsi plus intimes. — De quelle bonne voix douce tu me dis ça, mon petit Édouard ? Qu’est-ce que c’est donc ? Ça m’intrigue. Ça ne peut être que quelque chose de bien gentil, j’en suis sûre. Tu es si aimant, si tendre, si câlin quand tu veux, vilain monstre ! Ma tante Sauvageot t’appelle son petit notaire ; moi, monsieur, si vous êtes bien exact pour mes commissions, je vous appellerai mon petit commissionnaire, pauvre bon chéri… Tiens, décidément, ouvre la fenêtre ; il est impossible d’y tenir ; le courant d’air fera peut-être flamber. On dirait qu’elle est étonnée de voir du feu, cette cheminée. Donne-moi mon manteau ; je ne veux pas m’enrhumer ; je joue ce soir en premier ; il va falloir que je me sauve. Ah ! j’oubliais : tiens, je savais bien que j’avais quelque chose à te dire à propos du théâtre… Maintenant tu peux fermer la fenêtre, souffle un peu, ça ira tout seul.

Il est inutile de dépeindre la colère contenue de M. de Montal pendant cette scène. Mais, au moment d’annoncer à Julie qu’il l’épousait, il devait se contraindre. L’entretien qui précède doit faire à peu près juger de quelle basse servilité M. de Montal payait le bonheur qu’on lui enviait ; nous n’avons pas besoin de répéter qu’il y a un abîme entre de tendres soins, de délicates prévenances inspirées par l’amour, et le honteux valetage auquel le comte se soumettait. M. de Montal ferma la fenêtre, revint s’agenouiller aux pieds de mademoiselle Julie, impatient d’aborder l’importante conversation qu’il voulait avoir avec sa maîtresse. Mademoiselle Julie reprit d’abord assez paisiblement, puis en s’animant peu à peu :

— Je savais bien que j’avais à te dire quelque chose à propos du théâtre. Ce matin j’arrive pour la répétition ; au moment d’entrer dans le foyer, j’entends prononcer mon nom. Je m’arrête, j’écoute : c’était encore ce vieux scélérat de Ducanson, qui inventait des horreurs sur mon compte. J’entre furieuse : il redouble d’insolence. Je lui dis qu’il aura affaire à toi ; il me répond qu’il se moque de mon amant et de moi ; et il a raison, car tout ce que je te dis à ce sujet-là, c’est comme si je débarbouillais un Maure. — Mais, ma chère Julie, je… — Mon Dieu ! je sais bien que tu vas me rabacher que Ducanson est un vieillard infirme, et que tu ne peux pas plus te battre avec lui que l’empêcher de parler. Qu’est-ce que tout ça me fait, à moi ? il n’en est pas moins insolent, et, si tu ne me défends pas, qui est-ce qui me défendra ? — Mais, ma chère enfant, que veux-tu que je fasse ? Tu l’avoues toi-même, Ducanson est un vieillard infirme : quand j’irai lui dire des duretés, à quoi cela m’avancera-t-il ? Je m’attirerai une scène ridicule, et pourquoi ? — Oh ! certes, monsieur, je ne vaux pas la peine qu’on prenne mon parti : on peut m’insulter impunément. — Ma bonne Julie, je ne dis pas cela. J’ai toujours soutenu tes intérêts, tu le sais bien, et de toutes façons, et dans toutes les occasions. — Est-ce un reproche que vous me faites ? — Non, non… seulement tu n’es pas juste dans cette circonstance. — Je ne suis pas juste ? Il me semble pourtant que, si je vous ai pris pour mon amant, c’était pour avoir quelqu’un qui épousât mes querelles si j’en avais, qui partageât mes rancunes si je voulais en avoir, et qui regardât mes ennemis comme les siens… — Mais, Julie, écoute-moi donc. — Ah mon Dieu ! si j’avais voulu un amant qui m’aurait aimée pour son plaisir, je n’aurais eu qu’à choisir ; mais je n’avais pas besoin de sans-cœurs qui n’auraient jamais mis le nez au théâtre, qui auraient cru faire beaucoup pour moi en me menant dans leurs voitures, en me donnant de l’argent ou en me faisant des cadeaux. Dieu merci ! je n’ai plus besoin de personne ! Grâce à mon économie, j’ai amassé une petite fortune, je place mes appointements, je vis avec mes feux, et je suis assez à mon aise pour me donner un amant de cœur dont je n’accepterais pas un rouge liard. Mais, en revanche, il m’est bien permis d’exiger que mon amant ne me laisse pas insulter par un Ducanson !

Les lèvres de M. de Montal blanchirent de rage ; il fit un violent effort sur lui-même et se contint en disant doucement :

— Julie, sois raisonnable ; réfléchis, souviens-toi, et tu verras que j’ai fait humainement ce qu’il était possible de faire dans toutes les occasions, excepté… — C’est ça, excepté celles où vous m’avez abandonnée. Ainsi ça a encore été les mêmes raisons à propos de cette canaille de Grenouillot. — Qu’est-ce que c’est que Grenouillot ? — Comment ! qu’est-ce que c’est ? Vous connaissez bien Grenouillot peut-être, le chef des claqueurs ? Il est de la clique de Ducanson, celui-là. Aussi, lors des débuts de cette petite araignée de mademoiselle Darbot, il fallait voir comment il soignait ses entrées, tandis que les miennes étaient glaciales ! — Mais, enfin, Julie… — Mais enfin, mais enfin, parce que vous avez maigrement fait siffler deux ou trois fois cette petite Darbot, il ne s’ensuit pas que j’aie été applaudie comme je le méritais. Vous savez bien pourtant que j’ai besoin d’être chauffée ; je n’ai pas d’entrain sans cela. Eh bien, quand je me suis plainte à vous de l’indigne conduite de Grenouillot, que m’avez-vous répondu ? Que vous ne pouviez pas vous commettre avec un claqueur. Vous voyez bien que c’est toujours la même chose. Je dois tout endurer de celui-là parce qu’il est claqueur, de celui-ci parce qu’il est vieux et infirme ; comme s’il n’y avait pas d’autres moyens à employer envers eux que la violence ! — Mais encore, cher ange, quels moyens ? — Quels moyens ! il y en a mille. Puisque vous ne pouvez donner d’argent à Grenouillot, il fallait le prendre par les procédés, et ne pas faire le fier avec lui. Quant à Ducanson, il eût été très-sensible à des avances, à des cajoleries. — Comment Julie, vous voudriez ?… — Moi, non certainement : on me couperait plutôt en morceaux que de me forcer à faire seulement une politesse à ce Ducanson. — Eh bien ! alors ? — Mais vous, vous n’avez pas les mêmes raisons que moi de garder votre dignité envers lui. Après tout, il n’est pas votre camarade ; avec un peu d’adresse, de câlinerie, et, Dieu merci, ce n’est pas cela qui vous manque, vous auriez pu, si vous l’aviez voulu, désarmer ce vilain homme. Ainsi, par exemple, il est très-gourmand : vous pouviez quelquefois l’inviter à dîner ; ce n’est pas une si grande dépense ; et puis, en le flattant, vous vous en seriez fait un ami, et, à cause de vous, il ne m’aurait plus déchirée, le vieil insolent !

M. de Montal avait écouté cette mercuriale avec une résignation apparente, la tête baissée, toujours agenouillé près de mademoiselle Julie ; on voyait seulement, aux violents battements d’une des artères de son front, que sa fureur était difficilement contenue.

Malgré cette nouvelle boutade de mademoiselle Julie, lorsque le comte releva sa tête, son regard avait une expression de tendresse craintive, de soumission inquiète et suppliante, à laquelle mademoiselle Julie ne put résister ; car elle était, après tout, bonne fille, et aimait M. de Montal à sa manière. Son aigreur, sa brusquerie tombèrent devant la touchante résignation de M. de Montal, qui lui prit tendrement la main et la porta à ses lèvres en disant :

— Eh bien ! mon ange, c’est vrai ; pardonnez-moi ; j’ai eu tort. À l’avenir, quoi qu’il m’en coûte, je ferai ce que tu désires. — Tiens, vois-tu, c’est à te manger de caresses, pauvre adoré, s’écria mademoiselle Julie, qui, touchée jusqu’aux larmes, se laissa glisser de son fauteuil, s’assit à terre à côté de M. de Montal, lui prit la tête et le couvrit de baisers passionnés en s’écriant : — Je suis une indigne ! une ingrate ! c’est affreux ! Ce pauvre bon chat se mettrait dans le feu pour moi, et je viens le bourrer injustement, et rien, pas un mot dur de sa part. Il se contente de me demander grâce et pardon encore. — Julie, bonne Julie, c’est que c’est ta tête qui parle, et non ton cœur… — Je ne suis pas ta bonne Julie : je suis un monstre dénaturé ! Est-ce qu’après tout ton amour-propre n’est pas le mien ? Est-ce que mon amant est fait pour s’humilier devant un Ducanson, devant un Grenouillot ? Est-ce que, si ça t’humilie, par contre-coup ça ne m’humilie pas, moi ? Je te dis que j’étais une sotte ; mais c’est toujours ça ; on ne connaît son bonheur que lorsqu’on ne l’a plus. Tu n’as qu’un défaut, vois-tu, c’est d’être trop bon. — Tu m’aimes tant, Julie, comment ne serais-je pas indulgent ! — Non, tu me gâtes trop ; tu devrais me gronder. Il faut que ça soit bien vrai, puisque ma tante Sauvageot, qui m’adore, me dit toujours : Sais-tu pourquoi je me défiais de notre petit notaire ? c’est que je le trouvais trop soumis devant toi ; à sa place, moi, je te rembarrerais quelquefois joliment. — Pauvre ange ! je crains tant de te causer le moindre chagrin ! — Mais c’est justement parce que tu m’aimes que tu dois être sévère. Est-ce qu’il m’est permis d’oublier tout ce que tu fais pour moi ? Comme le disait encore ma tante Sauvageot : Va donc trouver un homme qui tienne tes comptes, qui écrive tes dépenses, qui te cherche des placements sûrs, qui aille chez ton avoué, chez ton notaire, qui fasse la loi au directeur de ton théâtre, qui rogne les ongles à tes marchands, qui soit enfin ton véritable petit factotum. — Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je m’occupe de tes intérêts, Julie ? Est-ce qu’ils ne me sont pas aussi chers que s’ils étaient les miens ? est-ce que je ne dois pas t’encourager, t’aider dans cette voie d’ordre et d’économie que tu suis avec tant de sagesse ? — Comme tu parles bien ! comme c’est vrai ce que tu dis là ! — Et c’est parce que tu as une conduite si réglée, si honnête, que… Mais, écoute, ma Julie, ne reste pas là par terre, à genoux. — Si, je veux rester à tes pieds ; j’ai été injuste envers toi : c’est ma place. — Non, je t’en prie, mon ange. — Eh bien ! assieds-toi dans ton fauteuil, je me mettrai sur tes genoux. — Soit. Maintenant donne-moi tes deux mains dans les miennes, et surtout ne me regarde pas si tendrement avec tes beaux