Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/285

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— Tu sais l’affaire de Beauregard ? Puis, voyant ce dernier, il fit un mouvement d’étonnement, courut à lui, lui serra cordialement la main, et lui dit d’un air interrogatif : — Ça n’était donc pas vrai ? — Quoi donc ? demanda M. de Montal. — Son duel de ce matin ? dit le capitaine. — Son duel ! son duel ! Vous deviez vous battre ce matin, marquis ? demanda M. de Montal. — Eh mon Dieu ! mon cher, Henri IV est mort ! Il y a trois heures que j’ai tué le colonel Koller. Puis, se retournant vers le capitaine Des Roches : — Comment ça va-t-il, Bédouin ? — Très-bien, dit le capitaine. Diable de marquis ! il n’y a que lui pour faire les choses vite et bien. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas pris pour témoin ? — Et moi aussi, marquis ? s’écria Montal. — Parce que Beaudricourt et Sainte-Luce se sont trouvés hier au club lors de ma querelle avec Koller, et la partie s’est arrangée tout de suite. — Ah ! marquis ! marquis ! vous serez toujours notre maître à tous. Quel sang-froid ! dit Montal. Figure-toi, Des Roches, qu’il est ici depuis une heure à raconter des histoires à mourir de rire, à causer de choses et d’autres, aussi calme que s’il sortait de son lit. — Vous êtes, pardieu, très-étonnant ! Est-ce que j’ai quinze ans ? est-ce que j’en suis à mon premier duel ? Que diable voulez-vous donc que ça me fasse ? — Et la cause de ce duel ? dit Montal. — Rien. Koller se vantait toujours de ses duels, cela m’impatientait. — C’est vrai, vous le lui aviez dit cent fois, marquis, et je suis encore à comprendre comment ce sauvage endurait si patiemment vos bourrades à ce sujet. Le pauvre diable vous estimait, dit Des Roches. — Bien obligé. Hier soir il a recommencé ses atroces plaisanteries à propos de son duel avec ce malheureux d’Armentières, qu’il a tué. — Un enfant qu’il avait provoqué, dit Montal. — Oui. Cela m’a indigné ; j’ai grièvement insulté Koller, nous nous sommes battus ce matin, je l’ai tué ; parlons d’autre chose. — Ah ! marquis, marquis ! ceci est bien jeune pour un homme marié, dit M. de Montal. — À propos d’homme marié, mon cher Bédouin, vous ne voulez donc pas décidément faire la cour à ma femme ? dit le marquis au capitaine Des Roches. Êtes-vous singulier ! je vous présente à la marquise au dernier bal costumé, dans tout l’éclat de votre splendeur orientale ; il y a deux mois que vous la voyez assez intimement, et vous êtes pour elle (en ma présence du moins) d’une froideur qui va presque jusqu’à l’éloignement, tandis que, de son côté, elle vous trouve insupportable (du moins elle me le dit). — Comment, marquis ! vous ne voyez pas que Des Roches s’est occupé de madame de Beauregard, qu’il a perdu sa peine et qu’il lui tient rancune ? dit Montal. — Vous êtes fou, mon cher, dit le capitaine en riant. Tenez, marquis, s’il faut vous l’avouer, madame de Beauregard est un peu… trop puritaine pour moi. J’ai un ton exécrable, les femmes de bonne compagnie m’imposent et me rendent stupide, je ne puis trouver un mot à leur dire ; lorsque j’ai l’honneur de voir la marquise, je passe le temps à regarder tour à tour le tapis et la pendule pour voir arriver la fin de ma mortelle visite, et vous concevez que ça ne me rend pas aimable, comme vous le dit votre femme. — N’en croyez pas un mot, mon cher Montal, dit le marquis ; il n’y a rien de plus sournois, de plus perfide, que ces vauriens qui affectent de n’aimer que les impures ; les pauvres maris croient cela et disent à leur femme : « Croiriez-vous, ma chère, que Des Roches (je suppose), qui a tout ce qu’il faut pour réussir ailleurs, n’adresse ses hommages qu’à des créatures du plus bas étage ? » À quoi la femme est sur le point de répondre involontairement au mari : — Pour qui me prenez-vous donc, monsieur, vous m’insultez !


Devant Dieu, devant votre mère, Édouard, je suis votre femme.

L’entretien fut interrompu par le domestique de M. de Montal, qui vint apporter une carte de visite à son maître. Celui-ci lut à haute voix : Le baron de Ker-Ellio.

— Le chouan ? le cousin breton bretonnant ? s’écria le marquis. Le canard sauvage a donc quitté ses bruyères ? — Priez M. de Ker-Ellio d’entrer, dit M. de Montal. Le domestique sortit. — Un provincial ? dit le capitaine Des Roches. — Oui, et qui vient pour la première fois à Paris, dit M. de Montal en souriant. — Eh bien ! pardieu ! il arrive bien, s’écria le marquis ; il dînera avec nous ce soir. — Ce soir ? dit M. de Montal. — Oui, sans doute, je venais vous inviter, et j’allais passer chez vous aussi, Bédouin. — Mille grâces, marquis ; mais quelle idée bizarre ! le jour même de ce duel ! — Ça vous paraît étrange, n’est-ce pas ? mais j’ai une raison pour agir ainsi, et, pardieu ! vous n’êtes pas de mes amis si vous me refusez.

À ce moment, M. de Ker-Ellio entra. Nous prions le lecteur de se souvenir qu’Ewen était un homme simple et rêveur, pieux et bon, d’un esprit inculte, d’un caractère ferme et loyal, d’une âme aimante et généreuse, d’un courage calme, mais éprouvé, un homme enfin complétement étranger à certaines mœurs, à certaines corruptions ; pour tout dire, c’était toujours le rustique élève de l’ex-dragon, l’abbé de Kérouëllan. L’extérieur d’Ewen échappait au ridicule ; car il n’annonçait aucune prétention ; sa redingote bleue sévèrement boutonnée jusqu’au cou, sa cravate noire, ses cheveux courts, sa barbe brune et épaisse, lui donnaient une physionomie mâle et austère. En se trouvant face à face avec des élégants, Ewen n’éprouva aucune timidité ; sans affecter de rudesse, il ne fut cependant pas gêné ; il se présenta d’une manière simple, froide et polie.

Nous avons sommairement rappelé les principaux traits du caractère d’Ewen, afin de faire partager peut-être au lecteur l’étonnement profond que ressentit le jeune gentilhomme campagnard à certains passages de l’entretien suivant. Lorsqu’on avait nommé Ewen, M. de Montal était allé vivement à sa rencontre. Le capitaine Des Roches s’était levé pour allumer un cigare. Le marquis resta dans son fauteuil, considérant le Breton avec curiosité.

— Que je suis aise de vous voir, mon cher cousin ! M. l’abbé de Kérouëllan ne m’avait pas fait espérer sitôt votre arrivée, dit M. de Montal en serrant cordialement la main d’Ewen. — Je ne pensais pas non plus venir sitôt, mais des affaires imprévues… — Depuis combien de