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temps êtes-vous à Paris ? — À mon arrivée, je me suis trouvé un peu indisposé ; ce qui m’a empêché, monsieur, de venir vous voir plus tôt. — C’est un grand vol que m’a fait cette indisposition-là, dit M. de Montal.

Puis, s’adressant au marquis, et lui présentant Ewen, il lui dit :

M. le baron de Ker-Ellio, mon cousin.

M. de Beauregard se leva et s’inclina.

M. de Montal termina la présentation en disant à Ewen :

M. le capitaine Des Roches, mon ami.

Le capitaine salua. Tous se rassirent. Il y eut un moment de silence assez embarrassant ; le marquis le rompit le premier. Se tournant du côté d’Ewen, il lui dit avec un mélange de noblesse et de cordialité qui n’appartenait qu’à lui :

— Pardon, monsieur, je vais vous faire une proposition très-indiscrète, mais très-franche, et, en votre qualité de Breton, vous m’excuserez. Votre cousin, le capitaine Des Roches, et quelques autres de mes amis me font le plaisir de dîner avec moi, soyez des nôtres. Vous ferez ainsi tout de suite connaissance avec quelques coryphées de cette jeunesse dorée que mon âge me donne le droit de présider.

Ewen avait trop de bon goût pour refuser cette invitation par un sentiment de discrétion exagéré ; il répondit :

— J’accepte avec grand plaisir, monsieur, et je remercie mon cousin du bon accueil que vous voulez bien me faire. — Et vous n’avez pas tort, monsieur, car il nous a dit tout ce que vous valiez. — Et vous avez confirmé ce que j’avais dit, mon cher cousin, — reprit Montal. — Ma foi, messieurs, dit gaiement Ewen, je vous préviens qu’en vrai Breton je suis capable de croire tout ce que vous me dites. — Nous le disons pour cela, monsieur ; et, pardieu ! votre franchise nous met si bien à l’aise, que je vous demanderai la permission de reprendre avec ces messieurs l’entretien que nous avions commencé. — Mais, marquis… dit M. de Montal… — D’honneur, mon cher, que dirions-nous à monsieur ? Des banalités. Comment trouvez-vous Paris ? l’aspect de Paris a-t-il répondu à votre attente ? et autres sottises indignes de lui et de nous. — Vraiment, monsieur, je suis de votre avis, et autant que vous j’ai peur de ces conversations-là, dit Ewen en riant. — Et vous avez raison, monsieur. Vous me permettrez donc de dire à ces messieurs avec qui je veux les faire dîner. Ce menu des convives vous intéressera peut-être, les femmes surtout, les plus fringantes impures de Paris. — Ah ! ah ! il y aura des femmes, marquis ? s’écria Des Roches. — Le capitaine affecte cet étonnement sous le prétexte que je suis marié, monsieur, dit confidemment le marquis à Ewen. À propos de ça, et si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous présenter à madame de Beauregard ; elle est chez elle tous les mercredis. — Monsieur… dit Ewen en s’inclinant. — Je dois vous prévenir, monsieur, que la marquise a dix-huit ans à peine, qu’elle est jolie comme un ange ; mais n’allez pas en devenir amoureux, vous rendriez le capitaine jaloux comme un tigre ; il ne veut pas l’avouer, mais il s’en occupe beaucoup. — N’écoutez pas le marquis, monsieur ; il se moque cruellement de moi. J’ai le malheur de n’aimer que les femmes de mauvaise compagnie. Madame de Beauregard m’impose, tranchons le mot, me fait une peur horrible avec son grand air. Je n’ai pas l’honneur de lui agréer, et le marquis me raille sans pitié. — C’est égal, reprit M. de Beauregard en s’adressant à Ewen, méfiez-vous de Des Roches si vous rendez quelques soins à ma femme. Il y a bien encore un M. Labirinte qui s’occupe fort de la marquise ; mais je ne sais trop s’il faut le compter comme un adversaire sérieux, celui-là. Qu’est-ce que vous en pensez, Des Roches ? — Diable ! marquis ; mais, si j’étais assez heureux pour m’inquiéter des adorateurs de madame de Beauregard, j’aurais grand’peur de M. Labirinte : comment donc ! un jeune poëte, frais comme une rose de mai, par là-dessus député, et le bras droit d’un ministre… de M. Roupi-Gobillon, l’ami intime de Montal. — Je vous demande pardon de ce nom-là, dit le marquis à Ewen ; en prononçant le nom de ce ministre, Des Roches a l’air de dire quelque chose d’assez malpropre, mais ce drôle-là s’appelle ainsi. Et à propos de ça, ne trouvez-vous pas que lorsqu’on a déjà l’infirmité de s’appeler Roupi, il est indécent d’y ajouter encore Gobillon ? — Il y a sans doute quelque vanité là-dessous, dit Ewen en riant. — Pardieu, monsieur, vous avez raison. Ce nom jumeau doit être le fruit incestueux de l’orgueil aristocratique d’un avocat démocrate, ce qui n’empêche pas M. Labirinte de dédier de petits vers à la marquise et de gouverner un peu la France. C’est là où est l’avantage du député sur vous, mon pauvre Des Roches ; vous servez le pays, tandis que M. Labirinte le gouverne… et les femmes aiment toujours dominer… qui gouverne… — Soit, marquis, dit M. de Montal, mais ne nous mêlons pas des affaires des autres. — Vous avez raison, mon cher, je suis de très-mauvais goût, j’ai l’air de vouloir agacer deux rivaux l’un contre l’autre, comme si cela me regardait. Or donc, et sans transition aucune, parlons des impures de notre dîner : d’abord je vous amène mademoiselle Rosa et sa sœur Herminie. Puis, s’adressant à Ewen, le marquis ajouta : Mademoiselle Rosa est un sujet très-distingué du ballet de l’Opéra, et mademoiselle Herminie, sa sœur, est une ingénue de petit théâtre non moins distinguée. Toutes deux sont à moi. Si ça peut vous amuser, je vous mènerai là, ça vous fera tout de suite deux entrées dans le monde, madame de Beauregard pour la bonne compagnie, mam’zelle Rosa et sa sœur pour la mauvaise. — Et qui aurons-nous encore en femmes, marquis ? dit M. de Montal. — Nous aurons la plus méchante, la plus maligne, la plus effrontée, la plus mordante, la plus infernale diablesse de notre enfer : Serpentine ! — Voilà un nom qui promet, dit Ewen en souriant. — C’est un surnom, dit M. de Montal ; elle se nomme Adèle Clermont ; mais, comme dit le marquis, c’est bien la plus diabolique créature ; un esprit de démon ; ne ménageant rien, ne respectant rien, très au fait de tous les scandales du monde, car elle ne voit que des hommes de bonne compagnie et disant tout ce qu’elle sait quand l’envie lui en prend, sans s’inquiéter des amants ou des maris. Avec cela jolie comme un ange, ajouta Des Roches, et insolente comme Lucifer. — Ah ! j’oubliais Clarisse Harlowe et la belle Grecque, dit le marquis. — Si le nom de Serpentine est significatif, reprit Ewen, celui de Clarisse Harlowe ne l’est pas moins ; seulement, dans une telle réunion, ce nom paraît bien sentimental. — Rassurez-vous, dit le marquis, Clarisse Harlowe est un nom donné en manière de contre-vérité. Claire Duval est bien la plus folle, la plus gaie, la plus insouciante créature qui se soit jamais endormie sans savoir si elle mangerait le lendemain ; elle en est à la fin de son second million représenté par lord Fitz-Hérald. Quant à la belle Grecque, c’est quelque chose de splendidement beau, qu’on ne peut s’empêcher d’avoir dans un dîner… bien servi : Serpentine pour l’esprit, Clarisse Harlowe pour la joie folle, la Grecque pour la beauté, un dîner n’est complet qu’avec cette trinité. Quant à mam’zelle Rosa qui m’appartient, elle est bête comme une oie, et sa sœur Herminie est de la même force ; mais elles sont très-jolies, et leur stupidité est si étourdissante, que je soupçonne quelquefois ces deux sœurs d’être spirituelles sans le faire exprès. — Et en hommes, marquis ? — En hommes ? nous aurons les tenants de ces beautés, c’est-à-dire Sainte-Luce pour Serpentine, Baudricourt pour la belle Grecque, Fitz-Hérald pour Clarisse Harlowe, puis le major Brown, le duc de Serda, le prince Castelli, voilà tout. Ah ! j’oubliais M. Florès, un Américain, un cousin de ma femme, un jeune inca, qui fait son entrée dans le monde civilisé. Aussi, pardieu ! ce sauvage-là ouvrira, je crois, ce soir, des yeux et des oreilles furieusement étonnés. — Absolument comme moi, monsieur le marquis, dit Ewen en souriant. — Non pas, monsieur le baron, dit M. de Beauregard avec beaucoup de bonne grâce, mon jeune cousin regardera et vous verrez, il écoutera et vous entendrez.

Puis, se levant, le marquis dit à M. de Montal :

— Ah çà, mon cher, c’est convenu, à sept heures et demie. — Et où cela, marquis ? — Pardieu, au Rocher de Cancale ; il le faut bien. Où voulez-vous qu’un homme marié donne un dîner de garçons… où il y a des femmes ? Et, se retournant vers Ewen, le marquis ajouta : Ah ! monsieur, quelle détestable idée vous allez avoir de nos plus fameux cabarets ! Je regrette de ne pouvoir faire transporter de Londres ici Clarendon Hôtel avec son confort et sa tenue de bonne maison. Hélas ! nous ne pouvons lutter contre les magnifiques tavernes de Londres qu’à force de bonne chère et de jolies femmes. En tout cas, vous nous serez indulgent, n’est-ce pas ? et vous me permettrez de prendre ma revanche honnêtement chez moi… lorsque j’aurai eu l’honneur de vous présenter madame de Beauregard… Au revoir, Montal… Où allez vous, Des Roches ? Voulez-vous que je vous conduise ? — J’ai une partie engagée avec Sainte-Luce au passage Cendrier, dit Des Roches. — Eh bien ! je serai des vôtres, dit le marquis ; je vous mène.

Puis, faisant à Ewen un salut cordial, M. de Beauregard sortit avec M. Des Roches pour aller au jeu de paume.

— Comment trouvez-vous le marquis ? dit M. de Montal à son cousin. — J’ai fort entendu parler par mon père des grands seigneurs de l’ancien régime, de leur esprit et de la façon cavalière avec laquelle ils traitaient le mariage. Il me semble que M. de Beauregard doit leur ressembler beaucoup. Quelle gaieté ! quelle bonne humeur ! — Vous ne croiriez pas que ce matin il a tué un homme en duel ? — Lui ! s’écria Ewen avec répugance, et ce soir ce dîner ? — Ce n’est pas correct, je le sais ; mais, pour excuser le marquis, je vous dirai que l’homme qu’il a tué était une espèce de bravo, de spadassin féroce, qui ne laisse aucun regret ; on saura même assez de gré à Beauregard d’en avoir débarrassé Paris. Malgré cela, ce dîner est un peu étrange le soir même de ce duel ; mais le marquis nous a dit qu’il avait ses raisons pour agir ainsi, et il nous a si instamment priés d’accepter son invitation, que nous avons dû accepter, et vous nous imiterez. — Maintenant, je ne puis faire autrement, dit Ewen assez attristé. — Il faut que le marquis ait eu quelque lubie, dit M. de Montal ; car sa manie de duel lui était passée depuis cinq ou six ans. Mais où logez-vous donc, mon cousin ? Si vous le voulez, j’irai vous prendre pour dîner, et je vous conduirai. — J’accepte avec grand plaisir, dit Ewen. Je loge à l’hôtel du Croissant, rue Montmartre. Maintenant, je vais vous faire une question très-provinciale, mon cousin ; je désirerais savoir comment il faut être habillé pour ce dîner de garçons… où il y a des femmes. Vous me conduisez ; je ne voudrais pas, par une inconvenance de costume, vous faire rougir de moi, dit Ewen en souriant. — Mon Dieu, mettez-vous le plus simplement du monde, comme vous voudrez ; seulement un habit au lieu d’une redingote. Ah çà ! j’espère mon cher cousin, que vos affaires vont s’embrouiller, afin que vous nous restiez longtemps. — Sous ce rapport, et malheureusement pour moi, elles s’arrangent toutes seules. Lors de son voyage à Paris, le digne abbé de Kérouëllan avait à toucher pour moi une somme assez forte chez un banquier, M. Achille Dunoyer… — M. Achille Dunoyer ? dit M. de Montal. — Oui. Vous le connaissez ?