Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/290

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Montal (piqué mais se contenant). En imitant le marquis, j’ai au moins su choisir mon modèle, et j’ai bien fait les choses, n’est-ce pas, Beauregard ?

Le marquis. Hum ! hum ! comme ça ; je n’ai pas toujours été content de vous, mon cher ! Quand il fallait galamment jeter cent beaux louis d’or par la fenêtre pour agir en gentilhomme, vous jetiez de mauvaise grâce dix-neuf cent soixante-dix livres en gros sou. Aussi, grâce à cette avaricieuse prodigalité, vous vous êtes ruiné en bourgeois, au lieu de vous ruiner en grand seigneur.

Montal (riant d’un air forcé). Vous êtes sévère, marquis.

Clarisse Harlowe. C’est vrai ce que tu dis là, marquis. C’est peut-être pour cela que Julie a refusé la main de ce feu dépenseur de gros sous, comme dit la tante Sauvageot. (Elle montre Montal.)

Montal (piqué). C’est bien vieux, cette histoire-là, mon enfant.

Serpentine. Dites donc, est-ce vrai, Montal, que cette bonne Julie vous donnait dix louis par mois, pour vos gants ?

Montal (se contenant, mais irrité). Méchante !

Clarisse (riant). C’est une calomnie, une atroce calomnie… Julie était trop avare pour cela.

Montal (à Serpentine). Ah ! voyez-vous !

Serpentine. Certainement, maintenant les filles de théâtre ont Montal pour rien ! il a baissé, il va se rabattre sur les femmes du monde.

Des Roches. Si elle se met à parler des femmes du monde, marquis, elle va en dire de belles !

Serpentine. Tiens, cela me fait penser à l’aventure de la duchesse de Mirepont.

Baudricourt (riant d’un air forcé). Serpentine, prends garde ! il s’agit de ma cousine.

Serpentine. Eh non ! il s’agit de la maîtresse du petit Sainval.

Baudricourt. Ça ne l’empêcherait pas d’être ma cousine, mauvaise langue.

Serpentine. Ta cousine ?… Ah çà ! voyons. Comment l’entends-tu ?

Baudricourt. Parbleu, j’entends que madame la duchesse de Mirepont est la fille de mon oncle.

Serpentine. Allons donc. Elle est fille du général Montfort, tout Paris sait cela. (Avec une gravité ironique.) Mais je connais les égards qu’on doit aux familles. Ce n’est donc pas comme fille de ta tante, et pas du tout fille de ton malheureux oncle, que j’envisagerai la duchesse, mais simplement comme maîtresse du petit Sainval, c’est-à-dire ma rivale.

Baudricourt. Allons, la voilà partie. (À part.) Méchante vipère !…

Sainte-Luce. Comment ! ta rivale, Serpentine ? Ah ça ! et moi… qui t’aime, qu’est-ce que je suis donc là-dedans ?

Serpentine. Tu es le rival… de ton rival, voilà tout.

Baudricourt. Avouons que nous sommes bien complaisants, je ne veux pas dire plus, de laisser calomnier ainsi les femmes de la société.

Serpentine. Complaisants ! calomnier ! il est charmant ! qui vient donc nous raconter toutes les médisances, tous les propos qui se tiennent sur les femmes du monde, si ce n’est vous ? Comment les connaissons-nous ? Par vous ! Ainsi, par exemple, Baudricourt, comment aurais-je su que la baronne de Clairville te donne des rendez-vous, si tu ne me l’avais dit ?

Baudricourt (furieux, mais se contenant). Allons donc, je me moquais de toi, ça n’est pas vrai.

Serpentine. Cela est si vrai que tu m’as proposé de me prêter un de ses bonnets de nuit, m’engageant à m’en faire faire de semblables parce qu’ils étaient d’un charmant modèle… (On rit.) C’est tout simple. Vous aimez à faire de nous vos confidentes, moins pour nous éblouir de vos succès que parce que vous comptez sur notre indiscrétion. C’est comme Dumoncel, il m’a offert de me donner des lettres de madame de Senanges pour se venger d’elle ; il dit qu’après l’avoir à moitié ruiné, elle l’a quitté pour le beau Derfeuil.

Le marquis. Et… ces lettres, qu’en devais-tu faire ?

Serpentine. Les faire lithographier, et les distribuer à mes amis… Mais je n’ai pas voulu… Pauvre petite madame de Senanges ! entre bonnes camarades il ne faut pas se faire de ces traits-là.

Sainte-Luce. Ce que tu dis là est absurde. La vicomtesse de Senanges n’a ruiné personne, elle a cinquante mille livres de rente sans compter la fortune de son mari. La jalousie fait divaguer Dumoncel.

Clarisse Harlowe. Il m’a dit, à moi, qu’elle lui coûtait plus de trois cent mille francs, sa Senanges.

Le duc de Serda. On dit qu’il lui a fait remeubler son hôtel d’une manière splendide.

Baudricourt. On parle d’un service de table en vermeil de cinquante mille francs.

Le prince Castelli. Du moins tout le monde affirme que Dumoncel a vendu pour elle sa terre de Lorraine.

Sainte-Luce. Mais, cher prince, encore une fois, tout le monde affirme une stupidité : comment dépenser cent mille écus avec une femme du monde qui vit avec son mari et qui a eu de tout temps une excellente maison ?

Plusieurs convives. C’est juste, au fait, c’est juste.

Le marquis (à Ewen de Ker-Ellio). D’honneur, monsieur, vous allez avoir une singulière idée de notre société, vous qui arrivez de votre solitude de Bretagne.

Ewen de Ker-Ellio (souriant). Je suis assez malheureux pour ne juger que d’après mes impressions, et je vous avoue qu’à cette heure, malgré tout ce que je viens d’entendre, je suis encore dans une complète ignorance au sujet de la société parisienne.

Serpentine. Vous croyez donc que je mens, monsieur le Breton ? Vous n’êtes pas galant.

Ewen de Ker-Ellio. Je crois, madame, que vous êtes très-aimable.

Sainte-Luce. Et vous pourriez ajouter quelquefois très-véridique, car c’est une bizarre chose que ce monde, protée insaisissable, aujourd’hui esclave, demain tyran ; tantôt crédule comme un enfant, tantôt calomniateur effronté.

Le prince Castelli. Ma foi, j’ai toujours vu et trouvé le monde beaucoup meilleur qu’on ne le dit.

Le marquis. Mon cher prince, vous ne pouvez pas plus parler de la méchanceté du monde qu’Orphée de la férocité des tigres, ou que don Juan de la vertu des femmes. Mais à propos de vertu, et l’aventure de la duchesse, Serpentine ?… Laissez-la dire, Baudricourt, nous ne croirons pas un mot de ce qu’elle va raconter.

Serpentine. Ni moi non plus, ça me gênera moins. Vous savez qu’avant le règne du petit Sainval, la duchesse s’était éprise… au juger, comme vous dites en terme de chasse, de ce gros tambour-major de Préval… Tout le monde peut se tromper, hélas ! la duchesse se trompa. Se débarrasser de Préval n’est pas facile, il est horriblement tenace, et si brutal, qu’il vous dit froidement : « Je vous battrai comme plâtre si vous me quittez. »

Le marquis. Et il tient parole ; il a cassé le bras d’une femme de ma connaissance qui lui avait parlé de séparation : il appelle ça demander à l’amour des liens indissolubles…

Le duc de Serda. Vraiment, marquis, un tel sauvage existe ?

Le marquis. S’il existe, je le crois bien, pardieu ! Il avait dit à cette femme : Je vous aime beaucoup, je vous serai très-fidèle ; mais si vous me trompez, mais si vous me quittez, je vous battrai à outrance ; car la passion ne raisonne pas. Or, comme c’est une espèce de taureau, la pauvre femme a eu une peur horrible, elle a hésité longtemps à le quitter, mais à la fin…

Serpentine. Vous jugez, d’après ça, combien la duchesse avait hâte de se défaire d’un tel animal. Heureusement elle se souvint de la comtesse de Surville, sa plus mortelle ennemie, avec qui elle avait conservé quelques relations amicales, afin d’être toujours à portée de lui faire une noirceur, ce qu’une brouille complète n’aurait pas permis. Elle s’en rapprocha donc.

Des Roches. Voilà une femme de prévision.

Serpentine. Madame de Surville se tint sur ses gardes, mais la duchesse est fine. Madame de Surville avait une nièce à marier. La duchesse se mit à lui parler sans cesse de cette nièce, lui disant qu’elle avait un excellent parti pour elle… Enfin, elle lui proposa… Devinez qui ?… Montal ! C’était atroce !

Montal. Moi ? quelle plaisanterie !

Serpentine. Vous n’en avez rien su ? mais cela est ainsi, du moins selon le récit du petit Sainval ; cherchez-lui querelle si vous voulez, je cite mes auteurs. À cette proposition de la duchesse, madame de Surville se dit : Je te devine ; tu me hais, tu voudrais faire le malheur de ma nièce en la mariant à Montal. C’était pour cette scélératesse que tu voulais te rapprocher de moi ; je ne serai pas ta dupe. La duchesse avait frappé juste ; en éveillant la défiance de madame de Surville à l’endroit de sa nièce, elle l’empêchait de songer à se garantir du Préval, dont elle voulait l’empêtrer.

Le prince Castelli. Peste ! quelle tacticienne consommée !

Le major Brown. Cette fausse attaque est très-habile.

Serpentine. La duchesse, prenant alors son air bonne femme, se met peu à peu en confiance avec madame de Surville, et finit par lui avouer sa passion pour Préval, le plus charmant, le plus délicat, le plus tendre des amants ; ajoutant qu’elle serait la plus infortunée des femmes s’il l’abandonnait jamais. Je te tiens, pensa madame de Surville ; tu as voulu me frapper dans ma nièce, moi je te frapperai dans ton charmant Préval !… Et, la sotte aveugle, de coqueter ouvertement avec ce goliath !

Des Roches. Ah ! la malheureuse !

Serpentine. Vous voyez d’ici la joie de la duchesse ; de son côté elle s’était étudiée à se rendre insupportable à Préval. Il s’agit de porter les derniers coups. Un matin elle arrive chez madame de Surville, fondant en larmes, lui disant qu’elle s’est aperçue de son bon vouloir pour Préval ; qu’elle s’adresse à son cœur, à sa générosité, car l’infidélité de Préval la tuerait. Ceci décide madame de Surville à tuer immédiatement la duchesse, s’il est possible ; elle redouble d’agaceries envers Préval ; il en profite, et un beau jour madame de Surville se trouve bel et bien empêtrée du sauvage. S’apercevoir de la valeur de son choix, en enrager, reconnaître la perfidie de la duchesse et lui vouer une haine de femme, ce fut tout un pour madame de Surville. Aussi la duchesse disait-elle à tout le monde de son petit air candide et étonné : Mon Dieu, je ne sais pas ce que cette pauvre madame de Surville a contre moi, elle me lance des regards foudroyants depuis qu’elle est bien avec M. de Préval ; on dirait que c’est de ma faute ?

Des Roches. C’est charmant !

Serpentine. Ce n’est pas tout : madame de Surville, furieuse, a voulu