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rompre avec Préval ; mais celui-ci, en manière d’allégorie sans doute, lui a rompu un doigt pour commencer. Voilà pourquoi la porte de madame de Surville est fermée depuis trois semaines ; or, comme Préval est à cette heure parfaitement ébruité, elle ne trouvera d’ici longtemps personne pour l’en débarrasser.

Sainte-Luce. Il faudra qu’elle attende l’occasion de quelque innocente étrangère.

Baudricourt (très-piqué). Bah ! bah ! c’est un conte fait à plaisir sur ma cousine ; Serpentine est si méchante !

Le marquis. Ma foi ! mon cher, si cela n’est pas vrai, c’est dommage ; mais tout à l’heure, quand les gens auront desservi, je vous raconterai une histoire conjugale qui vaut au moins celle de Serpentine.

Serpentine. À propos de mariage, sais-tu bien, mon cher marquis, qu’il n’y a pas un homme au monde qui porte l’hyménée aussi bien que toi ? Et pourtant tu as donné des inquiétudes, de grandes inquiétudes à tes amis.

Lord Fitz-Herald. Le fait est, cher marquis, que votre mariage a été pendant quinze jours le sujet de toutes les conversations. Alors j’étais à Londres, ç’a été un événement. Il y a eu chez Crokford jusqu’à trois mille guinées engagées contre ce bruit, qu’on disait faux.

Le prince Castelli. Moi, j’étais à Milan, l’on ne parlait que de cela. Le marquis de Beauregard se marie, disaient les femmes ; puisse notre sexe être enfin vengé ! Car, je ne vous le cache pas, marquis, en Italie vous avez à la fois la plus détestable et la plus admirable réputation.

Sainte-Luce. Le mariage ! le mariage ! ah ! c’est l’écueil des gens à bonnes fortunes. Pour eux, il n’y a pas à hésiter ; il faut qu’ils trompent ou qu’ils soient trompés !

Le marquis. Que préféreriez-vous, mon cher, être trompeur ou trompé ?

Sainte-Luce. Ma foi, c’est embarrassant, car les deux alternatives ont leurs charmes pour un homme marié…

Clarisse. Leurs charmes ?

Sainte-Luce. Sans doute : s’il est trompé, il peut être sublime de générosité ; s’il trompe, rien de plus amusant que les infidélités.

Le marquis. À propos de cela, messieurs, voici une question à résoudre. Une femme a un amant…

Serpentine. Oh ! que c’est commun !

Le marquis. Elle lui est fidèle.

Serpentine. C’est encore plus commun.

Le marquis. Lequel de l’ancien ou du nouvel amant a la position la plus flatteuse !

Baudricourt. Cela n’est pas discutable : le nouveau, sans contredit le nouveau !

Montal. Non, l’ancien… l’ancien !

Le major Brown. Comment, l’ancien ?… celui que l’on quitte ?

Montal. Sans doute : le nouveau ne fait que succéder, et c’est humiliant, vu qu’il n’en est pas de l’amour d’une femme comme de la noblesse… dont l’éclat augmente à chaque nouveau quartier.

Sainte-Luce. Mais on est quitté, c’est blessant.

Montal. Mais on a été aimé le premier ! mais on a eu la première, la fine fleur de l’amour.

Le marquis. Comme on voit que ne diable de Montal est habitué au triomphe du délaissement ! Mais, pardieu ! messieurs, nous pouvons à l’heure même éclaircir cette question.

Tous. Comment, comment ?

Le marquis. Deux de nous sont justement dans cette position-là ; l’un a été sacrifié à l’autre. Examinons les faits, et nous irons aux voix. (Tous les convives se regardent d’un air étonné ; M. Labirinte essuie la sueur qui lui vient au front.)

Serpentine. Et qui sont ces deux-là ?

Le marquis (riant). Des Roches… et M. Labirinte.

Des Roches (surmontant une vive émotion). Ah çà ! et que suis-je, marquis ? trompé ou préféré ? (À part.) Que veut-il dire ?… Ses plaisanteries de ce matin, l’embarras de M. Labirinte…

Le marquis. Hélas ! mon pauvre Des Roches, rendez grâce à Montal d’avoir soutenu cette thèse : que l’amant trahi doit se consoler en songeant qu’après tout son successeur n’est… que son successeur. Cela vous sauve.

Des Roches (avec une feinte insouciance). Puis-je au moins savoir auprès de qui M. Labirinte m’a supplanté ?

Le marquis (tirant une lettre de sa poche et la jetant à Des Roches). Auprès de la femme à qui vous écriviez ces douceurs, mon cher !

Des Roches (regardant l’écriture). (À part.) Une de mes lettres à sa femme… Il savait tout, c’est un duel… Il va éclater tout à l’heure… (Haut et avec fermeté.) Je connais cette écriture, marquis. Que dois-je faire dans cette circonstance ? (Étonnement des convives.)

Le marquis. Ma foi, mon pauvre Des Roches, moi, à votre place, je serais très-philosophe. Nous avons tous nos jours de revers et nos jours de triomphe.

Serpentine (riant aux éclats). Dieu ! que ce serait drôle si la mystérieuse inconnue de M. Labirinte était la maîtresse de Des Roches ! (Elle rit encore.)

Clarisse. M. Labirinte réussissant auprès de la maîtresse de Des Roches, grâce aux conseils de Des Roches ! (Elle rit.)

Le marquis (riant). C’est très-possible.

Des Roches. (À part.) Quel sang-froid ! Où veut-il en venir ?

Sainte-Luce (bas à Baudricourt). Des Roches a pâli ; il y a quelque chose de grave sous cette plaisanterie.

Le marquisM. Labirinte). Et vous, mon cher monsieur Labirinte, connaissez-vous ceci ? (Il lui jette une lettre.)

Labirinte (parcourant cette lettre machinalement). (À part.) J’en étais sûr… Une de mes lettres à sa femme… Je suis perdu… Je suis entre l’enclume et le marteau ; d’un côté Des Roches, de l’autre le marquis ; et ce matin il a tué le colonel Koller !… (Haut avec embarras.) Mais je… je… ne reconnais pas absolument l’écriture…

Le marquis. Regardez donc bien, mon cher monsieur Labirinte.

Serpentine. Ah çà ! voyons, marquis, parle vite. Ça promet d’être très-drôle. Dis-nous le nom de la femme. Ça doit être l’inconnue de M. Labirinte ; il faut que ça soit elle…

Des Roches (vivement et avec anxiété). De grâce, marquis, pas un mot de plus !

Le marquis (gaiement). Comment ! ce jeune doctrinaire n’est-il pas votre élève en séduction ? Ses succès sont les vôtres, mon cher.

Des Roches (avec fermeté). Je ne veux être le jouet de personne, Beauregard ; cette aventure est ridicule pour moi, je vous prie de cesser cette plaisanterie.

Le marquis (gaiement). Allons donc !… Vous la prendrez à merveille, j’en suis sûr. Messieurs, vous allez voir M. Labirinte se révéler sous un jour tout nouveau ! Jusqu’à présent, on ne le connaissait que comme homme d’État… le don Juan va sortir de la petite lettre que voici…

Labirinte (tâchant de rire et de prendre son sang-froid). Je demande la clôture, ah ! ah ! ah !… la clôture… et le scrutin secret… ah ! ah !… Je ne mets aucun amour-propre à ces fadaises… (À part.) Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines. Quels regards me lance Des Roches !

Le marquis. M. Labirinte est généreux ; il veut ménager ton amour-propre de professeur, mon pauvre Des Roches, mais je ne l’imiterai pas…

M. Labirinte (à part). Cet infernal marquis veut encore irriter le capitaine contre moi. (Haut.) Je m’empresse de constater les brillantes qualités de M. le capitaine Des Roches. Je m’empresse de déclarer que, si je parais avoir abusé des conseils qu’il m’a donnés…

Des Roches (durement). Épargnez-moi vos empressements et vos éloges, monsieur. (Au marquis.) Encore une fois, marquis (avec intention), puisque je ne puis que vous supplier… je vous en supplie, cessez cette plaisanterie.

Le marquis. Il n’y a rien de plus bourgeois que vos susceptibilités, mon cher ! Vous devenez sombre comme la nuit, parce que M. Labirinte (d’un ton comiquement emphatique) vous a coupé sous le pied le myrte que vous vouliez mêler à vos lauriers africains.

Des Roches (avec colère). Marquis, encore une fois, c’est assez.

Le marquis (riant). Vraiment, mon cher, vous vous fâchez, c’est curieux ! (Des Roches baisse la tête sans répondre.)

Des Roches (à part). Je l’ai outragé, je suis à sa merci.

Le marquis. Or, voici dans quels termes l’infidèle s’exprime sur notre malheureux Bédouin. (Le marquis lisant.) « Je serai franche, mon Fortuné… » Vous saurez que M. Labirinte s’appelle Fortuné.

Serpentine. Il en a joliment l’air.

Le marquis (lisant). « Oui, mon Fortuné, j’ai aimé, ou plutôt j’ai cru aimer M. Des Roches. »

Des Roches (à part). Plus de doute, Dolorès me trompait indignement avec ce niais… et moi-même… j’ai… Ah ! être ainsi raillé à la face de tous, c’est odieux ! Quel diabolique sang-froid a Beauregard ! (Haut et tâchant de rire.) Ma foi, vous avez raison, marquis, il faut s’exécuter de bonne grâce. Messieurs, je me reconnais vaincu par M. Labirinte. Ce qui me console, c’est qu’il a trop bien profité de mes leçons.

Le marquis. Bravo, Des Roches ! voilà comme il faut être. Je comprends : « J’ai cru aimer M. Des Roches, je me trompais : c’était le rêve de l’amour, c’était un songe de mon cœur. Toi seul, mon Fortuné, en me donnant les prémices de ton cœur, tu devais me faire connaître la réalité de ce sentiment… » Hein ! Qui diable irait s’imaginer qu’entre M. Labirinte et Des Roches, qu’entre un capitaine de spahis et un député doctrinaire, il y a une différence du songe à la réalité ? Mais, attention, messieurs ! c’est là où va se développer l’atroce machiavélisme de notre jeune représentante… je ne sais pas de quel collége…

M. Labirinte (tâchant de rire). Monsieur, l’homme politique disparaît complètement ici devant l’homme privé, ah ! ah ! ah ! et, si vous m’en croyez, l’homme privé disparaîtra aussi complétement.

Le marquis. Nous n’acceptons pas cette distinction d’homme politique et d’homme privé, mon digne Solon ! Vous êtes revêtu d’un caractère indélébile, monsieur Labirinte ! vous êtes député partout, député toujours ; vous représentez en tout et pour tout vos électeurs ; ils agissent en votre personne ; vous vous les êtes incarnés ! C’est ça qui rend la position de ce pauvre Des Roches si désagréable. C’est absolument comme s’il avait été trompé… par tout un collége électoral.

Serpentine (riant). Il n’y a que le marquis pour avoir des idées pareilles. Ainsi, à ton compte, les électeurs de M. Labirinte seraient censés avoir partagé la félicité de…

Le marquis. De leur mandataire ! Certainement. Voilà ce que c’est