Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/311

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que savez-vous ?… Parlez franchement ! maintenant rien ne peut plus m’atteindre que dans mon enfant, mon sort à moi ne saurait être plus affreux. Si je conserve une lueur d’espérance de revoir M. de Montal, c’est que, tant qu’il leur reste un souffle de vie, les malheureux espèrent. — Il faut renoncer à cet espoir, y renoncer à tout jamais, je vous l’ai dit. — Il est mort !… Vous voulez me le cacher… Ah ! vos ménagements sont bien cruels. — Il n’est pas mort, je vous le jure, mais il est perdu pour vous. — Perdu pour moi ? — Oui… maintenant il ne peut plus vous épouser… — Il ne peut plus m’épouser ? répéta machinalement Thérèse.

M. de Ker-Ellio voyait avec épouvante combien elle s’attendait peu au coup qui allait la frapper. Il avait en vain employé toutes les transitions, toutes les allusions possibles pour l’y préparer : Thérèse ne comprenait pas, car on dirait qu’un secret instinct prolonge l’ignorance des malheurs que l’on redoute le plus. Ewen, voulant terminer cette scène cruelle, dit d’une voix émue, en songeant au désespoir qu’il allait causer :

— Non, M. de Montal ne peut plus vous épouser ;… oubliant les engagements sacrés qui le liaient à vous, oubliant les plus saintes promesses… entraîné par la cupidité… — Achevez. — Ayant rencontré une femme méprisable, mais riche… — Il est marié !

On ne peut rendre l’expression déchirante avec laquelle Thérèse prononça ces paroles. La figure bouleversée, les mains jointes avec force, elle levait les yeux au ciel dans un muet désespoir. Puis, tout à coup, plutôt que de croire à cette atroce déception, elle fut un moment assez aveugle pour accuser la bonne foi de M. de Ker-Ellio, et s’écria presque en délire :

— Cela n’est pas vrai ! — Hélas ! vous ne pouvez croire à tant d’infamie… je le conçois. — Non, cela n’est pas vrai… vous voulez me tromper… — Et dans quel but, pauvre femme ? — Pour vous venger de M. de Montal… de moi peut-être, oui, de moi, qui autrefois vous ai accablé de mépris. Marié… non… je ne vous crois pas… Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi ! Et ma fille, elle serait comme moi, bâtarde… bâtarde… Comme moi, sans famille et sans appui !…

Cette idée étant plus affreuse encore à Thérèse pour sa fille que pour elle, elle reprit avec une nouvelle violence :

— Non, je vous dis que ça n’est pas vrai… M. de Montal n’est pas marié !

Ewen contemplait douloureusement Thérèse ; est-il besoin de dire qu’il ne ressentit pas un moment ces accusations, ces démentis, dont elle l’accablait dans l’exaspération de la douleur ; cette explosion déchirante ne le surprenait pas ; il reprit d’une voix douce mais ferme, et avec un tel accent de conviction, que Thérèse n’osa plus douter cette fois :

— Sur l’honneur et sur Dieu ! madame, je vous jure que M. de Montal est marié.

Thérèse, accablée, poussa un gémissement douloureux, cacha son visage dans ses mains, et resta quelques moments dans un morne silence, puis elle releva la tête. De pâle, elle était livide ; elle dit d’une voix fébrile et saccadée :

— Pardon, monsieur, d’avoir douté… maintenant, je vous crois… je vous crois. Parlez, monsieur… j’aurai du courage. — Oui, je parlerai, oui, vous aurez du courage, oui, vous oublierez un infâme, vous rassemblerez tout ce qui vous reste de force et de vie pour ne songer qu’à votre enfant. — Marié… marié, répéta machinalement Thérèse, et avec qui ? — Avec la marquise de Beauregard… à Naples… il y a deux mois. — Cette femme que le monde avait repoussée ?… Oh ! je devais m’y attendre ! Aveugle, insensée que j’étais ! tout m’est expliqué maintenant : c’est pour aller l’épouser qu’il m’a quittée. — Cet indigne choix doit vous consoler. Ce mariage est un ignoble trafic ; c’est de l’or que cet homme a voulu. — Mais cette femme est belle et jeune, s’écria violemment Thérèse. — Mais elle est déshonorée, madame ; mais le monde l’a écrasée de ses dédains et de ses outrages. — C’est vrai, dit Thérèse avec abattement, c’est vrai. Pardonnez-moi ce dernier éclair de jalousie, j’aurai du courage. Mais vous comprenez, n’est-ce pas ? le premier choc est toujours bien douloureux. Mais après on se résigne, parce qu’enfin… n’est-ce pas… mieux vaut la mort que l’agonie.

Et Thérèse essuya de nouveau ses larmes.

— Oui, reprit Ewen, mieux vaut l’oubli que l’inquiétude. Vous méprisez déjà, plus tard l’oubli viendra. — Mais comment avez-vous appris le mariage de M. de Montal ? — Il y a trois jours, l’abbé de Kérouëllan est venu me voir ; il tenait un journal à la main ; il m’a dit : « Votre cousin, M. de Montal, est donc marié avec la veuve de M. de Beauregard ? » Je prends le journal ; en effet, cette nouvelle était officiellement annoncée de Naples, le mariage avait eu lieu dans la chapelle de l’ambassade française. Si étranger que je fusse dans ma solitude à ce qui se passe à Paris, j’avais su, il y a un an, que vous aviez quitté la maison de votre père pour suivre M. de Montal. Je n’avais pas un instant douté que vous fussiez mariée avec lui. Il épousait madame de Beauregard, vous deviez être morte ou indignement abandonnée. Je partis, et j’arrivai, il y a une heure, chez votre père. — Vous l’avez vu ? — Je l’ai vu. « Monsieur, lui dis-je, votre fille est donc morte, que M. de Montal se remarie ? — Ma fille ! me dit cet homme ; je n’ai qu’une fille, et, Dieu merci, elle se porte à ravir ; quant à M. de Montal, il est en effet marié à à Naples, avec madame de Beauregard ; mes correspondants me l’ont appris, et j’en suis bien aise, car le comte est un charmant garçon, et il fait là un mariage magnifique. » — Je reconnais bien là M. Dunoyer, dit amèrement Thérèse. — Attendez, reprit Ewen, attendez, M. Dunoyer ajouta : « M. de Montal a autrefois, il y a un an environ, enlevé de chez moi une demoiselle Thérèse que je laissais appeler ma fille, car je l’avais élevée par charité. Le comte, après avoir vécu quelques mois avec cette créature, l’a, je crois, plantée là. Si vous êtes curieux de la voir, voici justement son adresse : impasse Fournier, no 17, barrière Vaugirard. Avant-hier, cette fille a écrit à ma femme pour avoir des secours, étant, disait-elle, dans la plus profonde misère, elle et son enfant. C’était la première fois qu’elle s’adressait à nous, c’est vrai ; mais nous n’avons rien pu faire, que voulez-vous ? « nous avons nos pauvres. »

À ces atroces paroles du banquier rapportées par Ewen, Thérèse leva les yeux au ciel et s’écria :

— Ma mère ! oh ! ma mère ! me refuser du pain. Hélas ! si je m’adressais à elle, c’est que mon enfant allait mourir de faim. — J’ai arraché votre adresse des mains de M. Dunoyer, reprit Ewen, je suis accouru ici. À l’aspect de cette misère… mais ne parlons plus de cela, n’en parlons plus. Écoutez, vous le voyez, vous n’avez plus personne, ni amant, ni père, ni mère, vous êtes seule, abandonnée de tous, sur le point de mourir de besoin à côté de votre enfant : vous ne pouvez nier cela, n’est-ce pas ? vous ne le pouvez pas ! vous faites pitié même aux malheureux artisans qui logent ici ! l’homme qui m’a éclairé m’a dit : — Madame Thérèse ? c’est ici, monsieur ; si c’est du secours, il arrive bien à point. Tout à l’heure ma femme est montée chez cette pauvre dame et l’a trouvée mourant de froid et de faim avec son petit enfant. Vous ne pouvez pas nier cela ? votre position est horrible !… — Horrible. C’est pour mon enfant qu’elle m’épouvante. — Et c’est en effet pour lui qu’elle est épouvantable. — Hélas ! monsieur, pourquoi vous appesantir ainsi sur ce sinistre tableau ? cela est-il généreux ? Autrefois j’ai été bien cruelle envers vous, je le sens… mais… — Aussi je viens me venger.

Ewen prononça ces mots avec un élan si généreux, si passionné, que Thérèse comprit l’ineffable bonté de cet homme, et s’écria :

— Oh ! pardonnez-moi, le malheur rend si défiant ! Puis, revenant à l’idée qui la dominait, elle reprit avec abattement : Marié ! marié ! — Que vous importe un homme assez lâche pour vous abandonner ! — Et ma fille, monsieur ? si je ne résiste pas à tant de secousses, moi ? si… Puis, s’interrompant, Thérèse baissa la tête avec accablement en disant d’une voix étouffée : Ah ! c’est affreux ; mais Dieu n’abandonnera peut-être pas cette innocente créature ? N’a-t-il pas envoyé ces braves gens à mon secours ? — Et moi, pourquoi suis-je ici ? — En effet, je cherche… — Et vous ne trouvez pas ! — L’intérêt qu’inspire le malheur… — Oui, c’est cela, l’intérêt qu’inspire le malheur… une banale pitié… rien de plus ! s’écria M. de Ker-Ellio en souriant avec amertume. Mais, autrefois, M. de Montal ne vous avait pas parlé d’un certain portrait ? — D’un portrait ! non ; mais que signifie… — Rien… rien… Un jour je vous dirai cela. Songeons à l’avenir. Quelles sont vos ressources ? qu’espérez-vous ? comment avez-vous fait jusqu’ici ? — J’ai travaillé ; je travaillerai. — Travailler… vous… Pauvre femme ! ah ! je le vois, nous avons tous deux bien souffert pendant cette année. — Nous, dites-vous, monsieur ? — Oui, moi aussi, j’ai souffert… beaucoup souffert… autant que vous peut-être. — Et pourquoi ? — Pourquoi ? vous me demandez pourquoi ? et, à la première nouvelle de vos malheurs, j’accours ici ! Mais c’est juste, je n’ai rien fait encore pour changer la funeste opinion que vous avez de moi ; autrefois vous m’avez cru capable de demander votre main par cupidité, n’est-ce pas ? — Je ne vous connaissais pas alors… — Ce n’est pas un reproche, vous deviez penser ainsi : j’étais indignement calomnié, et puis je n’osai pas entreprendre de me disculper… Mais aujourd’hui, à cette heure, c’est différent, oh ! il faut que vous me connaissiez tel que je suis, il faut que vous ayez en moi une confiance entière, il faut que vous disiez : C’est un loyal et noble cœur, un homme droit et sincère ; sans cela, voyez-vous, reprit Ewen en souriant avec une adorable douceur, je ne puis rien faire de bon. — Monsieur… dit Thérèse étonnée. — Et je ne serai pas seul à vous prouver que je vaux quelque chose, je vous en préviens ; le digne abbé de Kérouëllan sera ma caution, il renforcera ces bons témoignages que je vous donne sur moi-même ; et, s’il le faut, pour vous convaincre, mes vieux serviteurs viendront aussi, mes fermiers aussi, mes anciens soldats aussi… Oh ! il faudra bien que vous vous rendiez à toutes ces voix naïves et vraies qui vous diront : — Ewen de Ker-Ellio est un honnête homme, il a beaucoup souffert depuis un an, tant souffert qu’il nous faisait pitié, à nous, pauvres gens ; mais dans sa douleur il n’a rudoyé personne, et il a continué à faire le bien que son père lui avait appris à faire. Voilà ce qu’on vous dira, madame, reprit Ewen, voilà ce qu’il faut que vous croyiez. — Grand Dieu ! monsieur, ce chagrin, serait-ce moi ?… — Oui, c’est vous ; il faut à la fin que vous sachiez ce que j’ai enduré pour vous… Au moins, de la sorte… vous vous croirez peut-être obligée à la réparation que j’espère. — Que voulez-vous dire ? — Quand vous saurez que ce Montal me calomniait d’une manière infâme, quand vous saurez que je vous aimais depuis des années, oui, depuis des années, quand vous saurez que, mal-