Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/312

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gré votre cruel traitement, mon respect, mon adoration pour vous n’ont pas faibli, quand vous saurez enfin que toutes les larmes que j’ai versées, que toutes les douleurs que j’ai supportées, c’est vous… vous seule qui les avez causées ? — Ah ! que dites-vous ! — Alors vous regretterez le mal que vous m’avez fait. Alors, comme vous êtes généreuse et bonne, en compensation de tant de douleurs vous m’accorderez votre main, n’est-ce pas ? Oui, votre main… Vous me regardez d’un air stupéfait, presque blessé, je m’attendais à cela. — Monsieur, en vérité, il faut toute la générosité de cette offre… — Pour en faire passer l’étrangeté ? — Excusez-moi, mais vous êtes fait pour comprendre qu’il peut y avoir un juste sentiment de dignité dans la position la plus malheureuse ? — Oh ! vous allez me dire que je profite de votre malheur pour obtenir à tout prix un bien que je désire, que je suis sans âme en recherchant votre main après ce qui s’est passé. — Si vous êtes assez généreux pour oublier ce passé, moi, je dois m’en souvenir. Envers vous j’ai été cruelle, injuste, je le reconnais maintenant ; mais, hélas ! je craignais pour la vie de l’homme que j’aimais, je croyais à son amour, je croyais… mais à quoi bon maintenant ces vains reproches ! Il y a autant de courage que de noblesse dans votre offre, monsieur, et pourtant…

Ewen interrompit Thérèse.

— Regardez-moi, madame, j’ai vingt-cinq ans à peine, mon front est ridé, le chagrin m’a courbé avant l’âge. Je n’ai rien de ce qu’il faut pour plaire aux yeux : au cœur, c’est différent, vous le reconnaîtrez un jour peut-être !… S’il était possible de braver les convenances, je vous dirais : Ma sœur… venez dans nos solitudes… votre enfant sera le mien. — Ah ! monsieur, je vous connais enfin… hélas ! trop tard, trop tard… — S’il était trop tard, je ne serais pas ici. Je pourrais donc vous dire : Ma sœur, venez partager ma solitude ; mais le monde, que penserait-il ? Quand je dis le monde, je parle de mes voisins, gens simples et honnêtes ; je parle de leurs mères, de leurs sœurs, de leurs femmes, qui vous accuseraient, qui m’accuseraient, parce qu’elles en auraient le droit, parce qu’aucune femme, si ce n’est la mienne, ne doit habiter avec moi la maison où mon père et ma mère sont morts. — Bon et généreux cœur ! — Ainsi, quand je vous offre ma main, je… Mais non, reprit-il en s’interrompant, non, je ne puis pas dire cela. — Je vous en conjure, parlez sans réticence ; ces touchantes preuves de votre bonté me font du bien ! Oh ! parlez, parlez. — Vous avez raison. Eh bien ! quand je vous supplie d’accepter ma main, c’est pour que vous puissiez être ma sœur… sans qu’on en médise… Comprenez-vous ! Soyez tranquille, si vous avez votre fierté, j’ai ma délicatesse ; si vous êtes de ces femmes qui n’ont qu’un seul amour, je suis de ces hommes qui n’ont aussi qu’un seul amour, et qui pour rien au monde ne le voudraient profaner… En restant pour vous un frère, je pourrai continuer de vous aimer sans honte, vous pourrez accepter mon offre sans rougir. — Mais, mon Dieu, qui peut vous inspirer un pareil dévouement ? — Je vous dirai cela plus tard… quand vous aurez accepté. D’ailleurs vos malheurs ne suffisent-ils pas pour attendrir le cœur le plus dur ? et cet enfant qui tout à l’heure a failli mourir à vos côtés… — Oh ! ne dites pas cela, ne dites pas cela. — Si, madame, je le dirai ; si, madame, je vous répéterai que refuser mon offre c’est agir en mauvaise mère… oui, madame, en mauvaise mère. Eh ! de quel droit priver ce malheureux enfant de l’appui que je vous offre pour lui ? Et si vous mourez demain, madame… et si je meurs, que deviendra votre fille ? — Par pitié, ne parlez pas ainsi. — C’est au nom de la pitié que je parle, madame ; c’est au nom de la pitié que vous devez avoir pour votre fille que je vous dis qu’il serait mal à vous de la priver de l’avenir que la destinée lui offre. Soyez d’abord ma femme, laissez-moi reconnaître votre fille, lui donner un nom honorable, assurer son sort. Après cela vous pourrez pleurer sans remords votre amour méconnu, maudire la fatalité qui a jeté sur votre route le fou stupide et féroce auquel vous avez en vain prodigué les trésors de votre cœur. Je pleurerai avec vous cette fatalité, car beaucoup de douleurs nous sont communes. Mais, avant de savourer à loisir l’amère volupté d’un désespoir incurable, vous devez soustraire votre enfant au sort affreux qui a été le vôtre. — Non, non, c’est impossible il y aurait à moi de la lâcheté, de l’égoïsme, de l’ingratitude, oui, de l’ingratitude, à accepter ce que vous m’offrez. — Et si vous refusez, que ferez-vous alors ? Vous travaillerez, n’est-ce pas ? Mais avec l’âge, les besoins de votre enfant augmenteront, et sa vie pendant bien longtemps encore dépendra de la vôtre. Et ensuite, lorsqu’il faudra la marier, à qui la donnerez-vous ? Elle sera pauvre et sans nom ; quelle garantie de bonheur pourrez-vous exiger pour elle ? — Ô mon Dieu ! mon Dieu ! dit Thérèse en levant les yeux au ciel, car elle était frappée de la triste vérité du raisonnement d’Ewen.

Celui-ci s’applaudit de l’effet salutaire qu’il avait produit.

— Vous le voyez bien, dit-il, vous êtes forcée de vous rendre à l’évidence.

Mais Thérèse n’était pas encore vaincue dans cette lutte de la plus sublime générosité contre une délicatesse obstinée ; elle reprit en essuyant ses larmes :

— Dieu ne m’abandonnera pas, il aura pitié de moi ; il me donnera de longues années, de la force, et j’élèverai mon enfant. — Malheureuse femme ! de la force… Mais vous êtes brisée par la souffrance, mais votre existence ne tient qu’à un souffle… Et je vous dis cela sans crainte, parce que je sais bien que la vie vous est odieuse, et que sans votre fille… — Oh ! il y a longtemps… dit Thérèse en jetant un regard sinistre à Ewen : elle l’avait compris. — Vous le voyez donc bien : il y aurait de la folie, de l’inhumanité de votre part à faire dépendre la vie, l’avenir de votre enfant d’une existence aussi précaire que la vôtre. Vous êtes jeune et belle, je le sais ; l’offre que je vous fais, d’autres vous la feront, mais à quelles conditions ! Il vous faudra lutter entre l’aversion que vous causera un second mariage et l’intérêt de votre enfant. Comme vous serez aussi vaillante mère que vous aurez été femme courageuse, tôt ou tard vous vous résignerez ; mais celui que vous me préférerez n’aura pas les mêmes raisons que moi d’aimer votre enfant et de vous laisser à vos regrets éternels. Quant à la sincérité de ma résolution, vous aurez deux garanties, votre délicatesse… et la parole d’un homme qui, je le dis sans humilité comme sans orgueil, se conduit comme je me conduis.

À ce moment, Pierre frappa légèrement à la porte, et parut ployant sous le faix de matelas, de rideaux, et suivi de plusieurs commissionnaires également chargés.

— Ma pauvre sœur, dit tout haut Ewen, j’avais prié ce brave homme d’aller chez le premier tapissier venu chercher ce qui pourrait rendre supportable pour deux ou trois jours ce misérable réduit. Veuillez descendre un moment avec moi chez vos bons voisins, pendant qu’on mettra un peu d’ordre ici.

Thérèse regarda Ewen d’un air triste, comme pour lui reprocher son mensonge ; elle prit son enfant endormi dans ses bras, et descendit avec M. de Ker-Ellio chez Pierre Feraud. Un repas apporté de chez un traiteur voisin était fort proprement servi dans la première pièce, que le ferblantier n’occupait pas ; un bon feu flambait dans l’âtre. Hélas ! faut-il le dire, à la vue de ces mets simples et salubres, Thérèse tressaillit et serra joyeusement son enfant contre son sein… la malheureuse mère avait faim… Depuis la veille… elle n’avait rien mangé.


CHAPITRE XXIV.

Le récit.


Grâce à l’intelligence et à l’activité des ouvriers que M. de Ker-Ellio alla plusieurs fois surveiller, en deux ou trois heures la mansarde de Thérèse fut rendue habitable. On recouvrit les lambris du toit et les murailles d’une étoffe simple mais épaisse, on garnit de rideaux les fenêtres, on monta un excellent lit, enfin on cacha l’humide carrelage de celle pièce sous un moelleux tapis. Sans doute il eût été plus simple de conduire Thérèse dans un hôtel garni ; mais, craignant les refus ou la fière susceptibilité de la jeune femme, M. de Ker-Ellio avait d’abord voulu la mettre dans l’impossibilité de s’opposer à son projet. D’ailleurs Thérèse ne pouvait pas refuser les preuves de la sollicitude d’Ewen, grâce au titre de frère qu’il avait pris.

Après cette journée d’aventures si cruelles et si imprévues, Thérèse avait besoin de repos. Ewen prit congé d’elle, elle lui tendit affectueusement la main et lui dit : — À demain donc. Vous êtes si bon que je serais bien coupable de ne pas avoir en vous une confiance aveugle. Je vous raconterai ma vie depuis que j’ai quitté la maison de M. Dunoyer. Je vous dirai ce que j’ai souffert, je vous dirai ce que j’éprouve maintenant. Alors, seulement alors, vous jugerez si je dois accepter et si vous pouvez me faire votre offre généreuse.

Le lendemain, Ewen trouva Thérèse plus abattue que la veille ; elle avait beaucoup pleuré ; seule, elle avait douloureusement ressenti le contre-coup de l’infâme abandon de M. de Montal. M. de Ker-Ellio secoua la tête.

— Vous n’avez pas été raisonnable, lui dit-il. — C’est vrai ; sans la pensée de ma fille, je ne sais pas jusqu’où serait allé mon désespoir. — Vous aimez, encore cet homme, dit tristement Ewen. — Hélas ! — Je ne vous fais pas de reproche… Si cruel, si fatal que soit cet amour, il est votre excuse. — Non, je n’aime plus cet homme, ou plutôt… mais laissez-moi vous faire le récit que je vous ai promis, peut-être alors pourrez-vous comprendre les malheureuses contradictions de mon cœur. — Je vous écoute, j’aurai envers vous la même franchise, en peu de mots je vous dirai ce qui m’est arrivé depuis que je vous ai quittée, puis nous envisagerons l’avenir ; nous prendrons une résolution digne, sage, et nous songerons à votre pauvre petit ange, n’est-ce pas, ma sœur ?

Ewen dit ces deux mots : ma sœur, avec une expression à la fois si tendre, si respectueuse, si résignée, que Thérèse, touchée jusqu’aux larmes, lui répondit : — Oui, mon frère. Écoutez donc cette longue et pénible confession.

Avant de sortir de la maison de M. Dunoyer, je fis demander la permission d’embrasser ma mère et ma sœur une dernière fois, cela me fut refusé. Je suivis M. de Montal chez lui, où pouvais-je aller ! Parmi le peu de parents que j’avais, et qui tous étaient liés avec M. et madame Dunoyer, aucun n’aurait voulu me donner asile. J’accompagnai donc l’homme que je regardais comme mon mari. Dans le premier moment,