Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/318

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Breton d’un air sombre. — Que voulez-vous dire, heureux celui-là qui meurt ? — Heureux celui-là ! répéta le Breton avec un soupir. — Mais aussi, malheureux celui qui survit ! Lès-en-Goch, vos pensées sont bien tristes. — Tristes comme le mois noir. — Ah ! le mois noir ! le mois noir ! dit douloureusement la nourrice en cachant sa tête dans son tablier. — Mor-Nader avait raison, reprit le Breton en se parlant à lui-même : il y a deux ans,… au mois noir, le pen-kan-guer a quitté sa maison pour aller à Paris, et il en est revenu désespéré et voulant mourir… C’est encore au mois noir, il y a un an, qu’il est retourné brusquement à Paris, pour y épouser cette femme pâle, pâle comme le portrait infernal auquel elle ressemble. Nous voici au mois noir. Depuis un an le pen-kan-guer est marié, et jamais il n’a été plus triste. — Jamais ! dit Ann-Jann en relevant son visage vénérable baigné de larmes, car elle avait entendu le monologue de son mari ; non, jamais le mab-meïbrin n’a été plus triste. — Ni cette femme maudite plus pâle. On dirait un spectre, dit le Breton. Quand retournera-t-elle à l’enfer, dont elle est sortie ? — Ne la maudissez pas. Elle a perdu son petit enfant, le bon Dieu seul voit les larmes qu’elle pleure jour et nuit. — Cet enfant n’était pas un enfant. — Comment ? — C’était un fantôme… — Lès-en-Goch ! — Cette femme non plus n’est pas une femme… Je vous dis que ce sont là des fantômes qui sortent de l’enfer et apparaissent aux hommes dans le mois noir. Mor-Nader le dit, il a raison. — Lès-en-Goch, pouvez-vous toujours invoquer le témoignage de cet homme ? M. l’abbé de Kérouëllan ne l’a-t-il pas déjà condamné en chaire, et aussi ceux qui écoutaient ses prédictions ? — Le Seigneur a condamné Satan, Satan est toujours Satan. — Mais pourquoi accuser cette femme si malheureuse ? M. le recteur n’a-t-il pas pour elle bien des bontés ? N’est-il pas venu ici, pendant des journées entières, tâcher de la consoler de la perte de son enfant ? Ah ! si elle est un fantôme, Lès-en-Goch, elle est le fantôme d’elle-même ; on le voit bien, le chagrin la tue. Non, non, cette femme n’est pas méchante ; les mères infortunées sont toujours bien venues d’elle, jamais elle ne refuse la demande qu’on lui fait faire par des enfants, quoiqu’elle pleure à leur vue en se rappelant sa pauvre petite fille… Comme par le passé, les malheureux trouvent toujours au manoir du pain, un abri et une aumône ; la femme pâle est secourable à tous.

Lès-en-Goch secoua la tête et répondit :

— Le démon prend toutes les formes. — Il ne prend jamais celle d’une mère triste qui pleure son enfant, Lès-en-Goch. — Il les prend toutes ; je juge de la méchanceté de la femme pâle par le chagrin du pen-kan-guer. — Elle paraît l’aimer, pourtant ? — La tombe aime les vivants. — La femme pâle ne le quitte pas… — La fièvre ne quitte pas non plus l’agonisant. — Lès-en-Goch, vous êtes injuste. — Injuste !… au plus mauvais temps de ses noires rêveries le pen-kan-guer vous a-t-il paru plus sombre, Ann-Jann ? — Hélas ! non… — Il y a deux ans, à son retour de Paris, était-il plus désespéré que maintenant ! — Hélas ! non… — Je vous le dis, cette femme est son mauvais ange. L’autre soir, à la nuit, à l’heure du souper, j’avais cherché partout le pen-kan-guer et la femme pâle ; où les ai-je trouvés, Ann-Jann ! J’en frémis encore ! debout sur le bord de la plate-forme de la tour, dont la mer bat le pied. Il faisait grand vent, la lune sortait de temps en temps des nuages qui couraient sur le ciel : c’est à sa clarté que je les ai vus. Le pen-kan-guer et la femme pâle regardaient l’abîme… penchés… penchés comme s’ils avaient eu envie de se précipiter dans la mer… — Ah ! malheur, malheur ! s’écria la nourrice en mettant sa main sur ses yeux. — Oh ! oui, malheur ! mais aussi malheur à cette femme si jamais… — Lès-en-Goch, calmez-vous… Il se passe ici quelque chose que nous ne pouvons comprendre… mais quand vous avez vu le mab-meïbrin sur le faîte de la tour et penché si dangereusement, qu’avez-vous dit ? — Je n’ai pas osé avertir le pen-kan-guer, de peur que la surprise ne le fit broncher et tomber. J’ai attendu. Un engoulevent s’est envolé dans les ruines en poussant des cris funèbres. La femme pâle et le pen-kan-guer ont tressailli, ils se sont retournés : tous deux avaient le visage baigné de larmes. — Hélas ! hélas ! cela est vrai ; bien souvent ils pleurent. Avant-hier encore… — Les avez-vous vus ? Et, pendant le souper, quel morne silence ! quels tristes sourires ils échangèrent ! Ah ! je vous le dis, la femme pâle tient l’âme du pen-kan-guer. Le recteur a aussi été trompé par ce fantôme. Les hommes simples et bons sont toujours trompés par le démon. Ann-Jann ! Ann-Jann ! la femme pâle sera fatale à cette maison ; son portrait avait commencé le malheur de notre maître, elle l’achèvera : je vous le dis, elle tient l’âme d’Ewen… un jour elle l’emportera ; Mor-Nader l’a dit. — Mor-Nader est insensé. — Il sait ce que les hommes ignorent ; il ne peut être comme les autres hommes… ce qu’il prédit arrive. — Malheur alors, malheur sur cette maison. Pourquoi Mor-Nader ne prédit-il pas que notre sort sera celui du mab-meïbrin ?

Le vieux Breton resta longtemps pensif, tout à coup il dit à voix basse en se parlant à lui-même :

— Quand je le tuerais, la prédiction s’accomplirait toujours ! — Tuer ! tuer !… qui, Lès-en-Goch ? s’écria la nourrice avec épouvante. — Mor-Nader ! — Le tuer ! Et la justice des hommes ? Et la justice de Dieu ? — Quand je tuai le bleu qui ajustait le pen-kan-guer, je ne pensai ni à Dieu, ni aux hommes, ni à moi… Je pensai à celui que j’aime comme mon enfant. Vingt fois, depuis deux ans, j’ai pris mon fusil, j’ai été m’embusquer sur la grève, près du Moine-Rouge, ce rocher où les jours de tempête Mor-Nader va chanter le glas des trépassés, en voyant le soleil se coucher dans les nuages, — C’est là où vous alliez, Lès-en-Goch ! le Seigneur a eu pitié de vous… — Peut-être… une fois, à l’affût, mon bras tremblait, ma vue s’obscurcissait. Vingt fois j’ai tenu le pilote au bout de mon fusil… Dieu n’a pas voulu. — Non, Dieu n’a pas voulu que vous soyez meurtrier. Il se réserve de punir Mor-Nader. Ce qui m’afflige, c’est de voir le mab-meïbrin parler souvent à ce réprouvé. Le mois passé, malgré la folie de ce maudit, ne l’a-t-il pas accompagné en mer ? Oubliait-il donc que, il y a deux ans maintenant, il a manqué périr pendant la tempête avec ce pilote ? — Mor-Nader dit qu’il a lu dans les nuages que le pan-kan-guer et la femme pâle périraient pendant une tempête du mois noir… reprit Lès-en-Goch presque avec effroi.

À ce moment la porte s’ouvrit. Mor-Nader entra lentement dans la cuisine. Nous l’avons dit : ce vieillard était de grande taille, ses longs cheveux d’un blanc roux retombaient sur son front cuivré par le soleil et par la bise de mer ; il portait le costume sévère des pêcheurs de l’île de Sein, une casaque noire et de larges braies blanches pareilles aux jupons albanais ; malgré le froid de novembre, sa veste laissait voir son cou et sa poitrine nus. Sa physionomie avait quelque chose de sinistre, d’égaré ; ses moments d’hallucination et de folie devenaient de plus en plus fréquents. Malgré l’aversion qu’il inspirait à Lès-en-Goch et à Ann-Jann, ils cédèrent à un mouvement de respect involontaire lorsque le pilote entra. Mor-Nader s’avança à pas comptés, presque solennels, en attachant sur les deux serviteurs d’Ewen ses yeux ronds à prunelles jaunâtres comme celles des oiseaux de proie.

— Où est le pen-kan-guer ? dit-il brusquement.

Lès-en-Goch et Ann-Jann baissèrent la tête sans répondre. La nourrice porta la main à sa croix comme pour se défendre d’un maléfice.

— Où est le pen-kan-guer ? répéta Mor-Nader d’une voix plus haute. presque menaçante. — Tu sais tout, devine-le, dit Lès-en-Goch. — Où il est ? s’écria le pilote d’une voix sombre ; il est dans le mois noir qui verra sa mort et celle de la femme pâle… — L’entends-tu ? dit tout bas Lès-en-Goch à la nourrice, qui se signait dévotement.

Le pilote, étendant le bras du côté de la fenêtre qui regardait la mer, entonna cette espèce d’improvisation, qui, ressemblant au chant des anciens bardes, ne manquait pas d’une sauvage poésie :

« La brume est épaisse ; la mer dort, le vent sommeille, le vieil Océan est aussi calme qu’un lac. Les hommes disent : Soyons en paix, laissons nos filets sur la grève. — Mais le corbeau de mer, en s’élevant, en s’élevant, voit ce que les hommes ne voient pas. — Sous le flot joyeux et azuré où brille le soleil, il voit un cadavre aux yeux verts. — Sous le calme, il voit la tempête. — Il s’élève, il s’élève, le vieux corbeau de mer… et il voit des pierres noires submergées, et il voit le tourbillon du raz des Agonisants tourner plus vite que Jan et son feu[1]. — Et il voit une vapeur rouge au couchant, et il entend s’avancer la tempête qui accourt, qui accourt, et que les hommes n’entendent pas encore. Il voit au loin son écume blanche que les hommes ne voient pas encore, et, comme le vieux corbeau de mer aime le pen-kan-guer… ajouta le pilote avec un éclat de rire féroce, il vient le chercher pour lui dire des choses que lui seul peut entendre. Où est-il ? où est-il ? où est-il ? demanda par trois fois le pilote d’une voix de plus en plus éclatante.

Ann-Jann se signa. Cet homme avait l’air d’un démon venant chercher une âme.

— Et que veux-tu dire au pen-kan-guer ? demanda Lès-en-Goch.

Le pilote sourit d’un air sinistre, leva le doigt indicateur vers le ciel, et répondit en breton par ces deux vers mystérieux et prophétiques :


Peu importe ce qui arrivera.
Ce qui doit être sera.


À ce moment la porte s’ouvrit brusquement, et l’abbé de Kérouëllan entra dans la cuisine ; l’œil étincelant, le teint enflammé d’indignation, il marcha droit à Mor-Nader, le saisit au collet d’une main rude et l’entraîna hors de la cuisine en s’écriant :

— Ah ! vieux drôle ! tu sais ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera ; eh bien ! quant au passé, rappelle-toi la correction que je t’ai promise, et, quant au présent, voici cette correction, que je t’aurais donnée de la sorte… lorsque j’étais dragon.

Ce disant, l’ancien soldat appliqua deux ou trois vigoureux coups de manche de son fouet sur les épaules du pilote en le poussant à la porte de la cuisine du manoir. Mor-Nader devint livide de rage, ses yeux roulèrent dans leurs orbites, sa raison s’égara, il poussa un éclat de rire insensé. Après une courte lutte il se tint un moment immobile ; puis, levant ses deux bras au ciel comme pour maudire la maison, il murmura quelques paroles à voix basse ; ensuite, brisant un lacet noir qu’il avait autour du cou, il en jeta les débris sur le seuil de la porte où se tenait toujours l’abbé. Le recteur, irrité de ce nouveau sortilège, s’écria :

— Cesse à l’instant tes momeries, effronté coquin, sinon je recom-

  1. Jan et son feu, démon familier, tradition populaire.