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mence la correction de tout à l’heure. Une fois pour toutes, regarde bien cette porte et songe à n’y jamais plus montrer ta face de réprouvé ; ce qui d’ailleurs ne te sera pas bien difficile, car dès demain le procureur du roi sera saisi de ma plainte, et quelques années de prison t’apprendront à abuser de la crédulité de mes paroissiens et à jouer au sorcier.

Occupé de ses pratiques mystérieuses, Mor-Nader semblait ne pas entendre les paroles du recteur. Lorsque le pilote eut successivement jeté sur le seuil les débris du lacet noir et d’un sachet qu’il portait sur la poitrine, il s’écria en breton d’une voix retentissante :

— Le philtre que voici, prêtre, fut fait avec l’œil d’un corbeau de mer et avec le cœur d’une vipère. — Comment, vieux drôle, tu oses encore parler de sortilèges ? s’écria le recteur en brandissant son fouet et en avançant d’un pas. Prends garde, ce moyen est souverain pour conjurer les sorts.

Le pilote s’écria en semblant jeter l’anathème sur la maison :

— Demain, le vieux fossoyeur parcourra le pays sa clochette à la main. — Il parcourra le pays pour porter des nouvelles de mort.

Mor-Nader prononça ces paroles avec un tel accent de conviction, sa physionomie avait un caractère si effrayant, si exalté, il paraissait si réellement inspiré par une révélation occulte, qu’un moment l’abbé de Kérouëllan fut frappé de surprise ; mais il rentra bientôt dans la cuisine, après avoir encore menacé du son fouet Mor-Nader, qui se dirigeait à grands pas vers les bords de la mer. En revenant, le recteur vit avec étonnement Ann-Jann et Lès-en-Goch agenouillés et priant avec ferveur.

— Eh bien ! que diable avez-vous… aurais-je dit quand j’étais soldat ? avez-vous peur que ce vieux coquin ne renverse le manoir en soufflant dessus ? C’est parce que vous l’écoutez qu’il vient vous débiter ses effronteries. Comment, toi, Lès-en-Goch, n’as-tu pas toujours là à ta porte un bon brin de houx pour frotter les épaules de ce drôle ? Il n’y a pas de charme qui résiste à cela, c’est encore plus sûr que vade retro Satanas ; mots que l’on peut, du reste, dire en même temps, ça ne gâte rien ; suis donc ma méthode et mon exemple. Si c’est un péché, je t’en donnerai l’absolution, sois tranquille. Où est Ewen ? il faut que je lui parle à l’instant même. — Je crois que le pen-kan-guer est dans la grande halle avec… avec la femme pâle, dit le Breton, qui ne pouvait se décider à appeler Thérèse sa maîtresse.

Le recteur fronça les sourcils, un nuage passa sur son front, il répondit à Lès-en-Goch :

— Il n’importe ! conduis-moi auprès du pen-kan-guer.

Le Breton se leva, et précéda le recteur dans le large escalier de pierre qui conduisait aux étages supérieurs du manoir.


CHAPITRE XXVI.

L’entretien.


Lorsque l’abbé de Kérouëllan entra, Ewen était seul dans un vaste salon dont les fenêtres s’ouvraient sur la mer. Ainsi que l’avait annoncé Mor-Nader, la soirée, calme encore, menaçait d’être orageuse. Le soleil se couchait derrière de grands nuages noirs ; l’Océan était paisible, mais les eaux prenaient une teinte de plus en plus sombre et plombée ; il ne faisait pas de vent, pourtant les nuées s’avançaient de l’ouest… lentes, mais formidables. Ewen n’entendit pas le bruit que fit l’abbé en entrant. Ses deux coudes appuyés sur une table, son menton reposant dans la paume de ses mains, les yeux rougis par les veilles et par les larmes, M. de Ker-Ellio regardait machinalement le ciel et la mer.

Ewen n’était plus que l’ombre de lui-même : ses joues caves, ses orbites creuses, sa pâleur, l’altération de ses traits annonçaient un chagrin profond. Le recteur considéra pendant quelque temps son ancien disciple, puis s’approchant de lui :

— Ewen, Ewen, à quoi donc pensez-vous ainsi, mon cher enfant ?

Le baron tressaillit, regarda l’abbé d’un air hagard, puis, revenant à lui, il répondit :

— La nuit sera mauvaise… je regarde la mer. — Et sans doute vous avez le désir d’aller faire un tour dans la baie ? L’occasion est belle et le pilote était en bas tout à l’heure, ajouta l’abbé avec ironie.

Ewen baissa la tête sans répondre.

L’abbé continua :

— Je suis arrivé à propos pour chasser cet honnête sorcier de chez vous à coups de manche de fouet. Êtes-vous fou ? Oubliez-vous qu’il y a deux ans, à pareille époque, ce misérable a failli vous noyer pour justifier ses prédictions ?

Ewen, affectant un calme, une gaieté bien loin de son cœur, et voulant rassurer l’abbé, lui dit :

— Vous le savez, mon père, j’aime les promenades en mer un peu… accidentées. Depuis mon retour j’en ai fait souvent, soit seul, soit avec ma femme, et le vieux Mor-Nader n’a jamais démérité de sa réputation d’excellent pilote. Le mois passé, Thérèse et moi nous avons fait, sur la barque de Mor-Nader, la traversée de l’île de Sein. — Mais vous savez bien, Ewen, que ce misérable feint de croire que le mois de novembre, où nous venons d’entrer, est un mois fatal à votre famille. Encore une fois, défiez-vous du pilote ; il est aussi fou que méchant. — Thérèse s’amuse de ses sauvages bizarreries ; il n’y a rien à craindre. Quant à la fatalité du mois noir… il faut y croire sans l’expliquer, tant d’autres choses confondent notre raison. — Vous dites cela pour faire allusion à la manière dont le portrait autrefois brûlé a reparu… vous avez tort ; rien de plus simple que ce mystère-là, je vous l’ai déjà expliqué. Après votre départ, j’ai soigneusement examiné le portrait : la toile que votre père avait arrachée du panneau où elle était fixée recouvrait une copie très-exacte de cette figure. D’abord cette espèce d’empreinte fut presque invisible, mais peu à peu ses couleurs se ravivèrent au contact de l’air, et… — Cette explication m’a satisfait, mon ami. — Maintenant vous m’objecterez peut-être la ressemblance extraordinaire de votre femme avec ce portrait, mais… — Effet de pur hasard, mon ami ; d’ailleurs quelle comparaison peut-on faire entre Thérèse et l’original de ce mystérieux tableau ? La femme qu’il représente, après avoir horriblement tourmenté mon aïeul, a causé sa mort. Thérèse me rend au contraire le plus heureux des hommes ; Thérèse est un ange de bonté, vous le savez. — Oui, votre femme est un modèle de douceur, de bonté, de résignation ; elle est secourable aux malheureux ; elle a de rares qualités… et cependant, loin d’être le plus heureux des hommes… vous dépérissez chaque jour. — Ma santé s’est altérée ; c’est le fruit de la guerre, mon vieil ami, dit Ewen en souriant. Bien des nuits j’ai couché dans les bois… sur la terre humide. — Dieu merci, ce n’est pas cela ; vous étiez robuste comme un chêne… — Mais, l’abbé… — Ce n’est pas votre corps, c’est votre esprit qui est malade. — Je vous assure… — Votre tristesse augmente chaque jour. — Je n’ai jamais été bien gai. — Il ne s’agit pas d’être gai, mais de ne pas être désespéré. — Encore une fois, l’abbé… — Oh ! tant pis si cela vous choque. Je ne puis me taire plus longtemps… votre cœur est douloureusement blessé… il faut que je vous parle avec franchise ; je vous ai deviné. — Que dites-vous ? — Je sais tout. — Que savez-vous ? s’écria Ewen avec crainte. — Rassurez-vous… ce que l’on surprend dans le cœur des hommes est un secret aussi sacré que celui de la confession, je vous ai deviné, mais c’est à vous, mon enfant… à vous seul que je m’adresse. — Eh bien ? — Un chagrin secret vous ronge, vous tue. Vous avez l’air d’un spectre. Vous êtes la plus infortunée des créatures. — La mort de notre enfant m’a causé une violente peine. N’est-ce pas naturel ? — Je ne puis vous répondre à cela… — Que voulez-vous dire ? s’écria Ewen. — Ce n’est pas la mort de votre enfant qui cause votre chagrin incurable. — Je vous l’ai avoué, il y a deux ans, lors de mon premier voyage à Paris, après avoir séduit mademoiselle Dunoyer, je l’avais abandonnée ; poussé par mes remords, l’an passé, à cette époque, je suis allé réparer mon crime en donnant mon nom à Thérèse et à notre enfant.

On voit que M. de Ker-Ellio avait ainsi généreusement expliqué la naissance de la fille de Thérèse.

— Vous m’avez dit cela, Ewen… vous avez ainsi voulu justifier l’atroce douleur où vous étiez resté plongé ici pendant si longtemps… l’attribuer aux remords d’une faute ! Noble, généreux menteur !… — L’abbé ! — Cela n’était pas vrai, vous vous êtes caché d’une bonne et belle action comme d’un crime. — Mais, encore une fois… — Mais, encore une fois, Ewen, vous avez rendu l’honneur et la vie à une malheureuse femme qu’un monstre avait déshonorée ! Vous voilà stupéfait de ce qu’au fond de nos solitudes j’ai découvert ce mystère. — Cela est étrange, en vérité, dit Ewen au comble de la surprise. — Je soupçonnai votre mensonge. D’abord vous n’êtes pas homme à commettre une infamie, et puis, si le remords d’avoir trompé cette jeune fille eût causé votre désespoir, qui vous empêchait de rendre l’honneur à Thérèse ? Pourquoi cette idée ne vous vint-elle que lors du mariage de votre infâme cousin ? Vous le voyez bien, cette odieuse calomnie contre vous-même n’avait aucune consistance… Vous revîntes ici avec votre femme et l’enfant que vous appeliez votre enfant. — Ne le traitais-je pas comme s’il eût été le mien en effet ? — Qu’est-ce que cela prouve ? Avez-vous jamais manqué aux moindres exigences de la délicatesse et de la générosité !… Pendant le premier mois de votre retour, il y eut en vous un grand changement, vos traits rayonnaient de bonheur, d’espérance… Je vous l’avoue, j’étais prévenu contre votre femme ; mes préventions tombèrent peu à peu devant sa douceur angélique, devant l’affection qu’elle vous témoignait, quoique cette affection me parût quelquefois… distraite. Une seule chose confirmait mes soupçons, vous étiez pour votre enfant d’une bonté parfaite, égale, empressée, soigneuse ; néanmoins il vous échappait quelquefois, à votre insu, d’imperceptibles mouvements, non d’impatience… non de brusquerie… mais… de douleur ; oui, Ewen… de douleur sombre, amère et comme jalouse… je n’ose dire… haineuse, contre cet enfant. — Ah ! l’abbé, par pitié, pas un mot de plus. — Ewen, mon ami, dit tendrement l’abbé en prenant la main de M. Ker-Ellio dans les siennes, croyez-vous que je vous fais des reproches, à vous… à vous qui avez poussé la grandeur du dévouement au delà des bornes du possible ? Non, je viens solliciter, exiger presque votre confiance en vous montrant que j’en suis digne, puisque mon intérêt pour vous m’a fait