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ATAR-GULL.

LIVRE QUATRIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

La frégate.


Vienge par mer al duc den k’il ara boen vent :
Tot sa navie amaint, si n’i demort noient.

Robert Wace. — Roman du Rou et des ducs de Normandie.


« Mais, sacredieu ! c’est une horreur,… » cria le premier lieutenant de la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart.

« Le cœur me manque, et ma tante qui m’a défendu les émotions fortes, » dit d’une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table…

« C’est à interrompre la digestion la mieux commencée, » soupira le docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de quarante ans qui a deux amants ou plus…

« C’est à écarteler un brigand de cette espèce ! si on le rencontre… — reprit le lieutenant ; — mais voyons, ne crains rien… raconte-nous ça en détail… veux-tu reboire, mon garçon ?… — Je n’y tiendrais pas… ce serait à m’évanouir… les jambes me flageolent déjà… heureusement j’ai mon vinaigre et mon éther… — s’écria le commissaire en se sauvant du carré de la frégate. — Moi, je reste, — dit le docteur, — maintenant que le coup est porté… je n’en digérerai ni plus ni moins… je ne vous quitte pas, mon cher Pleyston… — ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec cordialité… — Voyons maintenant… parle, » reprit celui-ci ; il s’adressait en français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et de froid.

C’était le Grand-Sec, que le Cambrian, frégate anglaise de quarante-quatre, avait rencontré sur la cage à poules, avec les deux négresses mortes, et que l’on avait humainement recueilli à bord le lendemain de son accident.

Il était temps, je vous assure.

La scène se passait dans le carré ou grande chambre du bâtiment, et les interlocuteurs étaient, comme nous l’avons dit, le docteur et le lieutenant en pied de la frégate.

Le Grand-Sec reprit la parole en regardant toujours autour de lui d’un air effaré…

« Oui, mon lieutenant, voici la chose… pour lors, il a volé le négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l’équipage pour des noirs, et pour lors, finalement, l’a laissé dans une patrie ousqu’on l’a dévoré lui et ses matelots… avec leurs pantalons, leurs souliers, leurs vestes, et tout ; car ces gens-là est trop sauvage pour les avoir épluchés… — Et ça devait être d’un dur… — fit le médecin… — Taisez-vous donc, docteur… — reprit le lieutenant ; — continue, mon garçon… — Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de prendre le brick, notre capitaine à nous, y porte son bazar et s’y installe… bon… pour lors, voilà qu’un jour, on fait monter les noirauds pour chiquer leur ration d’air et de soleil… bon… pour lors voilà que lorsque les femelles s’affalent en bas pour rallier leur coucher… c’était, mon lieutenant, l’histoire de rire… pour lors j’en arrête une par les cheveux et je l’embrasse… bon… je la réembrasse… bon… mais pour lors, voilà… le capit… aine. — Grand-Sec tremblait encore à ce souvenir, et ses dents s’entre-choquaient, — voilà… le capit… aine… qui… me voit… et comme… il… l’avait… dé… fendu, il me fait mettre à cheval sur une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe… et puis après… amarrer sur une cage à poules avec les… deux… »

Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance.

« Allons, allons, docteur,… à votre pharmacie. — Faites-le coucher, c’est moral, purement moral, de l’eau de fleur d’orange, des calmants…

— Je vous le laisse, mon ami, — dit le lieutenant, — je monte chez le Pacha[1] pour causer de tout cela avec lui… »

Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers l’arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la porte de l’appartement du commandant, et entra.

Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil, laissa la chambre à coucher à droite, l’office à gauche, et arriva dans la galerie ou salon situé sous le couronnement.

Là, se trouvait le commandant, sir Edward Burnett.

Cette galerie avait tout à la fois l’air d’une bibliothèque et d’un musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de savant et d’artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de trente ans, vêtu d’un élégant uniforme brodé… feuilletait un volume de Shakspeare… autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts çà et là d’autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille, Moore, Byron, etc… et on voyait que le lecteur avait butiné çà et là une pensée, une idée, une anecdote… agissant en véritable épicurien qui goûte de tout avec choix et friandise.

Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l’on vit une charmante figure de brillant et fashionable officier…

« Ah !… bonjour, mon cher Pleyston, — dit-il en se levant et tendant la main à son second avec la plus exquise politesse ; — eh bien… quelles nouvelles… asseyez-vous là… prenez donc un verre de madère avec moi…

Il sonna, son valet de chambre servit et se retira.

« Toujours du madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez que de l’eau… jamais de pipe… jamais une pauvre chique… — ajouta Pleyston en dissimulant la sienne. — Mais vous voyez que j’ai du vin, mon bon lieutenant ; et quant au tabac… j’en possède aussi de parfait… — Pour nous autres… comme le madère… — Ne parlons plus de ça, qu’avons-nous de nouveau ?… — Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l’on a repêché confirme tout ce qu’il nous avait d’abord dit… — C’est inconcevable… c’est d’une cruauté inouïe… mais quelle route suit ce forban ?… — Il fait voile pour la Jamaïque, commandant… — Nous devons le rencontrer en courant la même bordée ; faites, je vous prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile… il est possible que nous l’atteignions avant la nuit… nous ferons alors une bonne et prompte justice de ce misérable… Rien de plus… Pleyston ? — Non, commandant… — Oh ! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c’est à périr de monotonie… — Ah ! commandant, pardieu vous aimeriez mieux retourner dans votre Londres… aux courses de New-Markett… dame… riche et jeune… joli garçon… le câble file sans qu’on y regarde… — Non, non, mon cher lieutenant, j’aimerais mieux une bonne campagne de guerre… — Vous êtes payé pour cela… à trente ans deux combats, cinq blessures, et capitaine de frégate… ça donne envie… — Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des vétérans comme vous rester aussi longtemps dans les bas grades… mais vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et… »

Un nouveau personnage entra bruyamment… figure commune, quarante ans, grand, gros, lourd, l’air niais et brutal.

C’était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une haine d’instinct et d’envie contre tout ce qui est jeune et d’une portée supérieure ; le grand refrain de cette espèce est celui-ci : « Je suis vieux, donc j’ai des droits. » Quant au mérite, à la capacité, aux services rendus, on n’en parle pas.

« Je crois, — dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur, — je crois qu’on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce matin, mais la nuit viendra avant qu’on ait pu les rallier… aussi, cordieu, c’est votre faute, commandant. — Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous permettre de faire plus de voile… — Non… on pouvait faire plus de voile ; d’ailleurs c’est mon opinion, et les opinions sont libres… nous ne sommes pas des esclaves ; des anciens comme nous peuvent dire ce qu’ils pensent… et leur opinion… — C’est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j’ai agi comme je croyais devoir agir, et je viens de donner l’ordre au lieutenant en pied de gréer les bonnettes. — C’est trop tard, je puis bien trouver que c’est trop tard, c’est mon opinion. — Monsieur Jacquey, — reprit le commandant avec un mouvement d’impatience, — depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières licences ; je suis seul chef ici, j’agis comme bon me semble, monsieur, et je vous engage à y songer. — Commandant, — dit Pleyston tout bas, — vous savez qu’il est bourru et bête comme un âne. — Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes ordres, » — dit le commandant.

Pleyston sortit.

« Monsieur Jacquey, vous avez de l’humeur ; il est pénible, je le conçois, à votre âge, de n’occuper qu’un grade inférieur ; mais vos camarades… Pleyston lui-même… un officier rempli de mérite. — C’est un brosseur ; vous dites cela parce qu’il vous flatte. — Vous me manquez en parlant ainsi d’un officier qui m’approche, monsieur. — Je suis fâché, c’est mon opinion ; je suis un ancien, un franc marin, et je dis ce que je pense. — On peut, monsieur, être à la fois ancien marin, et calomniateur en accusant à faux un brave et loyal camarade… j’en suis fâché, mais vous m’obligez à vous infliger une punition : vous garderez les arrêts huit jours, monsieur.— Mille tempêtes ! être puni par un enfant… par un mousse… »

Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec le plus grand calme :

« Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a été acheté par une blessure ou une action qu’on a bien voulu remarquer ; ne me faites donc pas rougir en m’obligeant à parler ainsi de moi ; vous n’êtes pas généreux, monsieur ; vous savez que le temps, le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure, mais comme, avant tout, je suis commandant de cette frégate, vous gar-

  1. On appelle ainsi le commandant en style familier.