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ATAR-GULL.

derez les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent ; car vous m’avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un conseil. Je désire être seul, monsieur. »

Et le commandant se remit froidement à lire.

« Mais, tonnerre de… — Monsieur, — dit le jeune officier en se levant, — je serais désolé de finir par appeler le capitaine d’armes… »

Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant.

« Je suis fâché de tout ça, — dit sir Edward, — mais, parce qu’ils sont vieux et ignorants, il faudrait tout leur passer, c’est impossible. »

Les ordres furent exécutés ; et, les bonnettes donnant une nouvelle vitesse au Cambrian, cette belle frégate ne se trouvait guère qu’à douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du soleil.

Tout l’état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité ; car l’histoire du Grand-Sec s’était répandue, et l’on attendait avec une incroyable impatience le moment où l’on s’emparerait de ces deux navires, et de l’infâme Brulart surtout.

Pourtant l’équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers pour ces méfaits, et les marins du Cambrian parlaient de Brulart comme les femmes parlent de ce qu’on appelle vulgairement : les mauvais sujets.

« C’est ça un crâne négociant ! — disait l’un, — quel toupet ! — C’est égal, — reprenait un autre, — il doit être chenu ; c’est pas un combat ou une tempête qui lui ferait cligner l’œil à celui-là. — Enfin on le pendrait que ça serait bien juste, mais tout de même ça me pincerait le ventre, parce qu’après tout on regrette toujours un brave, » disait un troisième.

Quand le soleil fut couché, on continua d’observer la Catherine et la Hyène au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs manœuvres.

« Allons-nous souper, Pleyston ? — disait le docteur, — j’ai un appétit de vautour ; nous avons, entre autres choses, un endaubage d’Appert, des perdreaux farcis, qui ont une mine… une mine… à en devenir amoureux, à se mettre à genoux devant, à ne les manger que respectueusement découvert, tête nue… — Ah ! vieux… vieux docteur, va… tu prends pour toi tous les appétits que tu défends à tes malades ! quel coffre ! c’est une vraie cale aux vivres ! Allons, commissaire, allons donc ! que faites-vous là ? — Ce que je fais ?… Mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes bâtiments ; il n’y a aucun danger, n’est-ce pas, lieutenant ? quelle figure ils doivent avoir !… Dieu ! si ma tante savait à quoi l’on m’expose… — Ah ! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante ! Tenez, vous devriez mettre une cornette et du rouge, et vous lui ressembleriez, à votre tante ; soyez donc homme, cordieu ! mais vous ne savez donc pas qu’une fois les navires amarinés, c’est vous qui serez chargé d’aller à bord faire l’inventaire des nègres et des pirates ? — Dieu du ciel ! à bord ! mais ce doit être infect ! Non, non, je n’irai pas… pour attraper une bonne maladie ; ma tante m’a bien dit d’être prudent ! — Pleyston, tu te feras tuer, — disait le docteur à moitié descendu, et dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du grand panneau ; — à ton premier coup de grog, je te soignerai… — Je te suis, vieux. Allons, madame, voulez-vous ma main ? — dit le lieutenant d’un air goguenard au commissaire. — Monsieur, toujours route à l’ouest nord-ouest, et avertissez-moi dès que nous serons à portée de canon de ces pirates, dit le commandant à l’officier de quart en rentrant chez lui.


CHAPITRE II.

Une Ruse.


Gueule Dieu ! c’est lui qui nous pousse céans, et il nous plante là au milieu de la besogne !
Victor Hugo. — Notre-Dame de Paris.

Oh ! oh ! le rusé compère… voilà de quoi nous faire rire le soir à la veillée.
Burke. — La Femme folle.


Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de la Catherine et de la Hyène ; mais ses grandes voiles blanches et ses feux qui étincelaient au milieu d’une de ces nuits des tropiques, si claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à découvrir l’ennemi qui le poursuivait.

Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne s’était rendu à bord du brick.

Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l’arrière de la dunette.

« Il n’y a qu’une chose à faire, — disait le Borgne,… — c’est de filer… — Filons,… — répéta le Malais. — Ânes, chiens, que vous êtes ! — cria Brulart, — la frégate vous laissera faire, n’est-ce pas ? car elle m’a l’air de marcher comme une autruche. Ce n’est pas ça… réponds, le Borgne, combien peut-il tenir de noirs… en plus dans la goëlette ? — Mais, en les serrant un peu… trente… — Pas plus ?… — Non, car ils n’auraient pas même leurs coudées franches. Il faudra les arrimer de côté… — Mettons quarante ; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras et les jolis cœurs. — Alors mettons cinquante, — dit le Borgne. — Bon… cinquante… que tu vas choisir ici, parmi les grands Namaquois ; tu les amarreras d’un côté et les petits Namaquois de l’autre, pour qu’ils ne se dévorent pas… tu m’entends ? — Oui, capitaine. — Pendant ce temps-là, toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu l’apporteras ici… tu m’entends ?… — Oui, capitaine. — Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n’est pas paré… »

Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull… doubla leurs fers et les fit embarquer à mesure par sections de dix, dans un canot qui les transportait à bord de la goëlette ;… là, on les déposait provisoirement sur le pont… bien et dûment enchaînés.

De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de la Hyène, fort honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de la Catherine environ trois cents kilogrammes de poudre renfermée dans de petits barils. Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait percer l’obscurité de la nuit, sur la frégate, qui avançait toujours,… et à une lueur qui éclata tout à coup (c’était sans doute un signal), il put juger sûrement de la distance qui le séparait d’elle…

« Sacré mille tonnerres de diable, — cria-t-il… — c’est juste ce qu’il nous reste de temps pour prendre de l’air… le Borgne… le Borgne… ici chien, ici… »

Le Borgne accourut…

« Fais embarquer tout l’équipage à bord de la goélette, y compris les noirs. — Les noirs y sont déjà… — Bien… tu resteras ici seul avec moi et le Malais… »

Le Borgne frémit…

« Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt que nous retournerons à bord de la Hyène. »

Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et, au bout d’un quart d’heure, Brulart, le Borgne et le Malais restaient seuls sur le pont de la Catherine qui se balançait silencieuse sur l’Océan… La Hyène, aussi toujours en panne, n’attendait que la présence de Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile. Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards et des mouvements d’yeux expressifs en considérant Brulart, qui, appuyé sur son gros bâton, semblait méditer profondément.

Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par la clarté du fanal que Cartahut balançait machinalement.

La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre, avait une horrible expression de méchanceté ; on voyait aux rides qui, se croisant dans tous les sens sur son large front, s’effaçaient, allaient et revenaient, qu’il était sous l’influence d’une idée fixe, cherchant sans doute la solution d’un projet quelconque… Enfin… frappant un grand coup de bâton sur le dos de Cartahut, il s’écria joyeux et triomphant :

« J’y suis… j’y suis. Ah ! dame frégate, tu veux manger dans ma gamelle… eh bien ! tu vas goûter de ma soupe… Et vous autres, — dit-il au Borgne et au Malais, qui causaient à voix basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, — vous autres, imitez-moi… prenez des haches… mais d’abord descendons ces barils de poudre dans le faux pont… »

Ce qui fut fait… puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de chaque baril de poudre… Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre tours de câbles et de chaînes… afin de les faire éclater avec une incroyable violence. Puis Brulart mit au-dessus d’un des barils un pistolet armé et chargé, dont le canon plongeait dans la poudre. Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet. Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais Brulart avait tant de sang-froid et d’adresse !…

« Montons là-haut, — reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui répondait au pistolet, — et toi, Cartahut, tu resteras ici. »

Le malheureux mousse jeta un cri d’effroi.

« Allons, — dit Brulart, — non, je ne t’y laisserai pas tout à fait ; seulement ferme et calfate bien l’entrée du petit panneau. Nous allons t’attendre sur le pont ; » et il poussait du coude ses acolytes, comme pour les prévenir d’une intention plaisante.

J’oubliais de dire qu’il restait une ou deux douzaines de nègres dans le faux pont, de ceux que le Borgne n’avait pas désignés comme devant aller à bord de la goëlette.

Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand.

Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert.

« Comprenez-vous ? — dit-il aux deux autres, qui suivaient ses mouvements avec une impatiente curiosité. — Non,… capitaine… — Vous êtes des bêtes… je… Mais nous causerons de ça à bord de la Hyène ; toi, le Borgne, laisse le brick amuré comme il l’est, laisse-le en panne, suis-moi. »

Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick,