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deviner une partie de votre secret. Longtemps j’ai hésité ; mais, en vous voyant si j’ai changé, si désolé, je ne puis m’empêcher de venir à vous pour tâcher de vous consoler, d’adoucir peut-être vos chagrins en vous amenant à les épancher. Malgré moi et quoique je traite ces sottises de fatalité comme elles le méritent, ce mois noir, je ne sais pourquoi, m’inquiète ; il est toujours orageux sur ces côtes, il peut avoir une mauvaise influence sur votre santé déjà si délabrée… — Rassurez-vous, mon ami, le temps… est un grand médecin, dit Ewen en souriant : lui seul me guérira. — Soit… ; mais peut-être le chagrin qui vous mine… chagrin dont je vois les effets et dont j’ignore la cause… céderait-il à des distractions, à un voyage… croyez-moi, partez d’ici avec votre femme, le plus tôt possible. Le changement de lieux vous fera du bien à tous deux, allez passer l’hiver dans le Midi, je suppose ? — À quoi bon, mon ami ; là, si, comme vous le supposez, j’ai un chagrin, ne me suivra-t-il pas partout ? — Vous l’avouez donc, ce chagrin, mon pauvre enfant ? — J’avoue que la tristesse a toutes les apparences du chagrin… — Mais pourquoi cette tristesse ? mademoiselle Dunoyer vous a épousé ; elle a donc oublié votre infâme cousin. Cela ne peut être autrement. Remplie de nobles qualités, sensible à vos soins, à vos prévenances, aimée de tous… maintenant autant que vous peut-être bénie et révérée ; comment, malgré cela, semble-t-elle, comme vous, accablée d’un morne désespoir ? — La mort de son enfant a été pour Thérèse un coup affreux. Les regrets d’une mère sont souvent éternels… : moi… je souffre de la voir souffrir. Il n’y a rien de plus. Je vous l’assure, votre amitié s’alarme à tort ; depuis quelques jours je me sens même plus calme, plus tranquille. Thérèse aussi est moins accablée ; avant-hier ne nous avez-vous pas rencontrés… presque gais sur la grève ? — Et cette gaieté m’a épouvanté, Ewen ; oui, celle gaieté m’a décidé à vous parler comme je vous parle aujourd’hui. — Je vous proteste, mon ami… — Je vous dis, moi, que cette gaieté avait quelque chose de sinistre. — Vous vous trompez ! — Je vous dis que l’expression de votre physionomie et de celle de votre femme à ce moment-là… m’a fait frémir. — Mais encore une fois, l’abbé, vous êtes dans l’erreur ; jamais Thérèse et moi nous n’avions été plus en confiance l’un pour l’autre : nous venions de faire une longue promenade au bord de la mer, jamais nos pensées ne s’étaient révélées… plus franches dans une intimité plus douce, plus complète. — Ah ! malheureux, vous ne vous voyez pas en me parlant ainsi ! vos paroles sont rassurantes, et cependant les larmes me viennent aux yeux… mon cœur se brise… tenez… je pressens quelque malheur horrible… Ewen ! au nom du ciel, ne me cachez rien… — Que dites-vous ? mais je n’ai rien, l’abbé ; je ne vous comprends pas. — Mon instinct me dit que l’amertume est au fond de vos paroles, si calmes eu apparence ; votre sourire me navre, votre tranquillité m’effraye. Ewen ! Ewen ! je t’en supplie, mon cher enfant, confie-toi à moi. Jusqu’à présent j’ai souffert en silence de ta réserve, mais aujourd’hui tu m’épouvantes, et, dussé-je être importun, je ne te quitte pas que tu ne m’aies dit… — Mais quoi, mon bon et vieil ami ? Je vous le répète, je n’ai rien, ni Thérèse non plus ; son chagrin semble au contraire perdre de sa violence. Elle m’aime tendrement, je partage cette affection, la perte de son enfant a encore resserré nos liens en nous donnant une douleur commune. Nous sommes tristes parce que tel est notre caractère ; je n’ai jamais été bien gai, vous le savez. La santé de Thérèse est vacillante ; la mienne s’est altérée. Eh bien ! nous sommes jeunes, peu à peu nous surmonterons cette mélancolie à laquelle nous nous abandonnons peut-être un peu trop, j’en conviens ; mais c’est le propre des caractères rêveurs… Croyez-moi, mon ami, je ne vous cache rien : vous êtes un second père pour moi. Quant à la funeste influence du mois noir, ajouta Ewen en souriant, il n’est pas prudent à vous, esprit fort, d’avoir l’air de craindre cette fatalité. Voyez, il faut que ce soit moi, pauvre superstitieux, qui vous rappelle vos paroles d’autrefois : Pourquoi novembre serait-il plus fatal que mai ? si les feuilles tombent à l’automne, ne poussent-elles pas au printemps ? Soyez tranquille, mon bon abbé, nous passerons ensemble bien des mois noirs encore ; mais je vous l’avoue, peut-être bien souvent encore nous reprocherez-vous, à ma femme et à moi, d’être de pauvres rêvasseurs ; que voulez-vous, notre goût de solitude contemplative n’a pas été une de nos moindres sympathies.

L’abbé de Kérouëllan regarda M. de Ker-Ellio d’un air de doute, et lui dit en essuyant ses yeux humides :

— J’ai tant besoin de te croire, mon cher enfant ! oui, je ne demande qu’à te croire ; tu as peut-être raison, je m’effraye à tort ; pourtant je ne sais quel vague pressentiment… la présence de ce Mor-Nader… Mais, Dieu merci, j’ai mon projet ; dès demain ce vieux drôle ne m’inquiétera plus… Mais, que-je suis oublieux ! tout à l’heure, en rentrant chez moi au presbytère, j’ai reçu une lettre d’un de mes amis de Rennes ; il m’apprend que les affaires de ton beau-père, M. Dunoyer, s’embarrassent de plus en plus ; il a, dit-on, suspendu ses payements. Je ne sais pas où tu en es avec lui, mais cette nouvelle peut t’intéresser. — Je vous remercie, mon ami ; heureusement j’ai retiré mes fonds à temps ; d’ailleurs il n’importe… dit involontairement Ewen. — Comment, il n’importe ! s’écria l’abbé ; plus de deux cent mille francs, plus d’un tiers de votre fortune ! — Je voulais dire, mon ami, que, ces fonds étant en sûreté, il importait peu que M. Dunoyer fît banqueroute… par tradition de famille sans doute. — Allons, mon enfant, vous avez eu le talent de me rasséréner un peu ; je m’en vais plus content. J’irai demain à Pont-Croix pour l’affaire de ce vieux drôle que j’ai, en avancement d’hoirie, rudement étrillé tout à l’heure, absolument comme j’aurais fait quand j’étais dragon. — Et maintenant, que voulez-vous ? — Comme vous êtes assez fou pour protéger ce misérable-là, je vous le dirai quand cela sera fini ; à demain… si vous voulez me donner à dîner ? — Certainement, avec le plus vif plaisir, dit Ewen d’un air embarrassé qui échappa au recteur. Je ne vous retiens pas ce soir… parce que Thérèse… est un peu souffrante. — Allons… allons… je suis comme un enfant, dit le vieillard, un rien chasse mes préoccupations mauvaises et me fait espérer… Je m’en vais presque tranquille. Adieu donc et à demain… Mais je reviendrai souvent, souvent sur ce sujet-là, je vous en avertis… Adieu donc et à demain, mon cher Ewen.

Et il lui tendit affectueusement la main. M. de Ker-Ellio la serra tendrement dans les siennes ; il fut sur le point de se précipiter dans les bras de l’abbé, mais il se contraignit, craignant d’éveiller de nouveau ses soupçons. L’abbé s’éloigna. Ewen marcha longtemps avec agitation. La nuit vint, avec la nuit le vent commença de se lever. À six heures, Lès-en-Goch vint avertir son maître que le dîner était prêt. Ewen trouva Thérèse dans la salle à manger. Le dîner fut court, silencieux ; il pesait aux deux convives. Thérèse et Ewen, en sortant de table, se rendirent dans le salon où avait eu lieu l’entretien de l’abbé Kérouëllan et de M. de Ker-Ellio.


CHAPITRE XXVII.

Confidence.


Ce salon était tendu d’étoffe rouge sombre, les fenêtres s’ouvraient sur la mer ; une lampe à abat-jour jetait sa faible clarté dans cette vaste salle. Le vent soufflait et augmentait de violence, au loin on entendait le retentissement monotone des vagues qui s’enflaient et qui se brisaient sur la côte. La pluie fouettait les vitres, la bise gémissait dans les longs corridors du château. M. de Ker-Ellio et sa femme, assis devant la cheminée, semblaient profondément absorbés. Ewen cachait son front dans ses mains. Thérèse, pâle, amaigrie, le regard fixe, la tête baissée, les mains croisées sur ses genoux, restait dans une immobilité complète. On eût dit la statue de la douleur. Après un assez long silence, la jeune femme, s’adressant à M. de Ker-Ellio, sans quitter des yeux le foyer qu’elle regardait machinalement : — Mor-Nader reviendra-t-il demain… malgré les menaces de l’abbé ?

Ewen releva la tête, sourit avec amertume et répondit : — Mor-Sader reviendra… nous sommes dans le mois noir. — Il avait prédit cette tempête… Durera-t-elle jusqu’à demain ? continua la jeune femme sans changer de position. — Il n’y a pas à en douter, Thérèse.

Puis Ewen se leva, marcha quelque temps dans le salon, et, s’approchant de sa femme, il lui dit doucement :

— Si vous vouliez écrire… à quelqu’un… il est temps. — Le silence est plus digne — C’est vrai… Quant à moi, en serrant la main de l’abbé de Kérouëllan, au fond de mon cœur je lui ai dit adieu. — Combien y a-t-il d’ici à la pointe de Kergall, par mer, mon ami ? — Deux lieues. — Et ce vent… est contraire pour s’y rendre ? — Avec ce vent, aucun pilote ne tenterait cette traversée… On est sûr d’y périr.

Puis M. de Ker-Ellio ajouta d’un ton solennel :

— Vous avez réfléchi, Thérèse ? — J’ai réfléchi. — Vous le voulez ? — Je le veux. — Je suis criminel de consentir à cela. — Cette résolution nous est commune, mon ami. Qui de vous ou de moi l’a mise en avant ? Il serait difficile de le dire. Ce qui vous appartient, c’est l’idée de choisir le jour anniversaire de notre mariage… pour… — Pour notre délivrance, Thérèse. Ai-je mal fait ? — Oh ! non… Mais vous-même, avez-vous réfléchi ?… Êtes-vous décidé ? — Je voudrais être à demain… Quelquefois seulement une préoccupation… — Laquelle ? — Le suicide encourt les peines éternelles. — Nous ne nous tuons pas, mon ami ; Mor-Nader nous propose une promenade en mer… nous acceptons… — C’est juste… nous laisserons aux casuistes une question intéressante à débattre, dit Ewen en souriant tristement. Notre fardeau est trop lourd, un passant nous en débarrasse, voilà tout… — À qui faisons-nous du mal, Ewen ? à personne. — À personne, Thérèse. — Vous m’avez généreusement donné votre main pour assurer l’avenir de ce pauvre enfant qui n’est plus ; je vous ai aimé… je vous aime comme le plus tendre des frères… et cependant… quelle a été notre vie ? — Misérable… oh ! bien misérable… — L’amitié n’a pu nous consoler. Je ressens à cette heure, aussi douloureusement que jamais, l’abandon de l’homme à qui j’ai tout sacrifié… Il a été infâme, et je ne puis l’oublier… Vous m’aimez toujours, et, malgré votre admirable dévouement… je ne puis vous aimer d’amour… Cela est fatal… Que faire ? — Ce que nous faisons, Thérèse. Ce malheureux enfant vous rattachait à la vie… par vous il m’y rattachait aussi ; sa mort a brisé nos dernières espérances. Depuis ce funeste événement, nous ne nous sommes rien caché… Cruelles et amères confidences ! nous nous sommes tout dit, tout… nos lâches regrets, notre