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L’Indienne, âgée de seize ans, était esclave. Le colon, père d’Adoë, l’avait surnommée Jaguarette, à cause de son agilité, de son courage, de sa légèreté, et peut-être aussi de son caractère un peu sauvage, qualités et défauts qui, aux yeux du planteur défunt, avaient sans doute paru offrir quelque ressemblance avec le moral du jaguar, ou chat-tigre.

Adoë, enveloppée d’une longue robe de fine toile de Perse, avait le col et les bras nus.

À demi couchée dans le hamac, elle appuyait sa tête sur sa main gauche, tandis que son bras droit reposait sur l’épaule de la petite Indienne, qui, assise sur le bord du lit aérien, les jambes pendantes sous sa jupe orange, les mains croisées sur ses genoux, suivait aussi attentivement que sa maîtresse les travaux nécromantiques de Mami-Za.

Les traits d’Adoë étaient d’une extrême régularité ; son teint, d’une pâleur mate particulière aux créoles, faisait ressortir encore le noir foncé de ses yeux, de ses longs cils, de ses cheveux épais et de ses sourcils prononcés ; sa bouche était petite et bien formée, ses dents blanches, mais ses lèvres décolorées.

Sa physionomie exprimait la résolution et l’habitude du commandement. Sa taille était moyenne, svelte et élégante.

Jaguarette, beaucoup plus petite qu’Adoë, avait la peau cuivrée, mais aussi douce, aussi unie, aussi satinée que du papier de riz. Ses cheveux, encore plus noirs que ceux de sa maîtresse, étaient très-fins, très-soyeux, et brillaient de reflets bleuâtres. Elles les portait élégamment tressés autour de sa tête.

En effet, ses traits, presque enfantins, rappelaient toute la gentillesse, toute la malice, toute la ruse de la race féline ; ses grands yeux bruns et ronds, ses jolis sourcils un peu relevés vers les tempes et abaissés du côté de son nez très-peu saillant, ses petites dents blanches comme des perles et un peu écartées, enfin ses moindres mouvements, ses moindres gestes, toujours remplis de souplesse, d’élégance, de force ou d’une grâce insinuante et câline, complétaient la ressemblance presque physique de la jeune Indienne avec un des animaux les plus charmants et les plus perfides de la création.

Nous dirons enfin que, recueillie toute petite dans les bois par le père d’Adoë, à la suite d’une attaque contre les Indiens, Jaguarette, quoique esclave, avait toujours été traitée en enfant gâté par le planteur et par sa fille, et qu’elle avait voué à celle-ci l’affection la plus vive.

Adoë avait perdu sa mère étant encore au berceau. Son père, aussi intrépide qu’infatigable, avait été obligé de créer la plantation de Sporterfigdt, la houe d’une main et le fusil de l’autre, afin de repousser les attaques continuelles des Indiens et des nègres marrons.

Vivant toute petite au milieu de ces périls continuels, d’un naturel ardent et résolu, alerte et hardie, Adoë avait été élevée par son père plus en garçon qu’en jeune fille.

Lorsqu’elle eut quinze ans, l’accompagnant presque chaque jour à la chasse, armée d’un léger fusil, elle rivalisait d’adresse avec le planteur. Lors de plusieurs attaques des Indiens contre l’habitation, vaillante amazone, elle ne quitta pas son père, qui, retranché avec ses nègres derrière les berges du canal, soutint une sorte de siège dans Sporterfigdt, et força les sauvages à se retirer.

Seule héritière des biens considérables de son père, Adoë en abandonnait la gestion au commandeur de l’habitation, qui avait épousé la mulâtresse Mami-Za, malgré la différence des races.

Ce blanc, nommé Bel-Cossim, probe, sévère, intelligent, actif, était dévoué à la fille du colon de Sporterfigdt, comme il l’avait été au colon pendant de longues années.

Telles étaient les deux jolies spectatrices des occupations cabalistiques de Mami-Za[1], nourrice d’Adoë, qui lui avait toujours conservé ce surnom de familiarité enfantine.

— Eh bien ! Mami-Za… que vois-tu dans tes cartes ? dit Adoë avec impatience. Parle donc… nous sommes le 21 aujourd’hui, et tu as voulu attendre ce jour du mois… pour lire dans ton grimoire.

Mami-Za fit un signe impératif de la main comme pour réclamer le silence…

Les deux jeunes filles se regardèrent d’un air malin. Jaguarette poussa même l’irrévérence jusqu’à faire une petite grimace mutine à la mulâtresse.

Malgré la légèreté apparente avec laquelle l’Indienne et Adoë semblaient traiter la science occulte de Mami-Za, toutes deux y avaient une foi profonde ; de singuliers hasards avaient souvent justifié les prédictions de la mulâtresse.

Enfin, Mami-Za régularisa l’arrangement de ses cartes avec une imposante gravité, les plaça sur des lignes et à des distances différentes, jeta un coup d’œil satisfait sur son opération, et, se retournant vers Adoë, elle lui dit : — Allons… allons… chère fille, viens ici maintenant, je vais t’apprendre ton avenir.

La créole et Jaguarette sautèrent du hamac, légères comme deux gazelles ; Adoë s’assit sur les genoux de sa nourrice, l’Indienne se mit à genoux sur une natte, et, appuyant son petit menton sur le bord de la table, ouvrant ses grands yeux de toutes ses forces, elle se prépara à écouter avec attention les merveilleuses prédictions de Mami-Za.

— Écoute-moi bien, chère fille, dit la mulâtresse à Adoë. J’ai voulu attendre ce jour pour faire cette nouvelle épreuve, parce que la date du mois fait le chiffre de ton âge… Regarde donc bien… dit la mulâtresse en indiquant du bout du doigt les cartes allégoriques à mesure qu’elle expliquait :

— Ces trois cartes représentent chacune un seve-yars-boüntie, plante qui fleurit sept ans avant de produire son fruit… Trois fois sept font vingt et un. Vingt et un ans, c’est ton âge.

Adoë et Jaguarette se regardèrent et secouèrent la tête avec admiration.

La mulâtresse reprit en prenant la première carte : — Tu as été enfant jusqu’à sept ans. Voilà pour le premier seve-yars (et elle mit la carte de côté). À quatorze ans, tu as été jeune fille. Voilà pour le second seve-yars (et elle la mit aussi de côté). À vingt et un ans tu seras épouse… Tu le vois, trois fois sept années, qui font ton âge, marquent aussi les trois époques de la vie où tu auras été enfant, fille et femme.

Cette conclusion, si rigoureusement logique, jeta les jeunes filles dans de nouveaux transports d’admiration, et Adoë dit à sa nourrice d’un air pensif :

— Mami-Za, tu m’annonces que je serai mariée cette année !… mais il n’y a ici personne à marier, sinon Joseph Syderhan, de la plantation de Syderhan ; le vieux Schouten et le méchant Oultok le borgne ; or, Adoë restera fille toute sa vie plutôt que d’épouser un de ces trois hommes.

— Aussi, ma chère enfant, je ne vois dans l’avenir aucun de ces maris-là pour toi, quoique ces trois colons soient, dit-on, amoureux de toi.

Adoë fit un geste de souverain mépris.

— Tu vois ce sun-fowlo, j’avais choisi cet oiseau babillard pour l’image de Syderhan le bavard ; eh bien, par trois fois cette carte, représentant une rose caraïbe, brisée de sa tige, ce symbole de l’amour malheureux, est venue se placer en travers de Syderhan.

— Que Dieu fasse paix au Syderhan ! mais qui épouserai-je donc, Mami-Za ? dit Adoë avec impatience.

La nourrice fit un geste de la main, et continua :

— Il en a été de même du vieux Schouten, représenté par ce singe à tête pelée ; il en a été de même du méchant Oultok le borgne, représenté par ce caïman, qui n’a qu’un œil. Toujours la rose caraïbe brisée de sa tige est venue les traverser.

Eh ! qu’importe ! s’écria Adoë avec une impatience d’enfant gâté. Que le caïman mange le singe, que le singe mange le sun-fowlo, qui épouserai-je, nourrice, qui épouserai-je ?

— Qui tu épouseras ? chère fille… je vais te le dire. Que vois-tu sur ces cartes, sur celle du milieu ?

— Un oiseau que je ne connais pas, mais il a l’air fier et hardi.

— Et sur la carte à côté, que vois-tu, chère fille ?

— Une petite tourterelle blanche.

— Et ensuite ?

— Sur celle-ci, une belle rose caraïbe toute fleurie, enlacée à un seve-yars-boüntie chargé de fruits.

— Et sur cette autre ?

— Une touffe de palétuviers, dit Adoë en regardant la nourrice d’un air interrogatif à chaque carte qu’elle expliquait.

— Eh bien, chère fille, l’oiseau à l’air fier et hardi que tu ne connais pas, c’est un milan d’Europe ; il est intrépide comme l’aigle : cela signifie qu’un bel et brave Européen traverse maintenant les mers pour venir t’épouser.

— Moi ?… moi ?… dit Adoë avec un trouble mêlé de joie, car épouser un Européen était le rêve des jeunes créoles.

— Oui, reprit la nourrice ; car la petite tourterelle blanche qui, par trois fois, de quelque manière que le hasard ait disposé les cartes, est venue se placer pour ainsi dire sous l’aile du milan intrépide, la tourterelle blanche, c’est ma chère fille. C’est toi.

— Vraiment, c’est moi, nourrice ? dit Adoë en joignant les mains.

— Enfin, dit la nourrice, la belle rose caraïbe fleurie, enlacée au seve-yars-boüntie chargé de fruits, c’est un amour qui sera pour toi heureux et partagé dans la vingt et unième année de ton âge ; enfin, le palétuvier dont les racines deviennent des branches, et dont les branches deviennent des racines[2] pour renaître encore en de nouveaux rejetons, c’est l’image d’une longue postérité qui vous survivra. Mais, hélas ! ajouta la nourrice avec un soupir, tout soleil a sa nuit… toute lumière a son ombre : ce serpent Aboma, emblème du chef indien des Piannakotaws, qui, dans les cartes, semble toujours ramper et siffler autour du milan, annonce que le brave Européen aura de grands dangers à surmonter, mais ce cosacaï annonce que par son courage de lion il saura les braver.

— Pauvre Européen !… dit Adoë en levant les mains au ciel.

— Méchant serpent Aboma !… dit Jaguarette.

— Pourtant, malgré les bons présages qui semblent défendre l’Européen, ajouta la mulâtresse d’un air pensif, après un moment de réflexion, cette panthère méchante est venue par trois fois dominer tout mon jeu… ayant d’un côté un tay-bay, oiseau de mort, et un gado-fowlo, oiseau de joie.

  1. Abréviation de Amie-Thérèse.
  2. Le palétuvier sort d’un grand nombre de racines qui se montrent à plusieurs pieds de terre avant de former le tronc. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il part de ce tronc et des branches une infinité de filaments qui se replient vers la terre où ils prennent racine pour former de nouvelles branches qui, à leur tour, donnent naissance à de nouvelles racines.