Puis la mulâtresse, voulant sans doute interroger encore le destin, fit de nouvelles combinaisons de cartes. Adoë était restée rêveuse.
Un singulier hasard venait donner une nouvelle force au prédictions de sa nourrice ; par deux fois elle avait rêvé qu’elle était fiancée à un militaire européen. Or, pour Adoê, épouser un Européen portant l’épaulette, c’était l’idéal du bonheur.
Les créoles hollandais élevés dans la colonie étaient généralement grossiers, ivrognes, joueurs, et plus empressés auprès des filles de couleur qu’auprès des créoles. Aussi les officiers nouveaux venus dans la colonie qui pouvaient résister au climat et à tous les périls dont ils étaient entourés faisaient souvent des mariages considérables.
Ou comprend donc qu’Adoë, libre, riche, superstitieuse à l’excès, croyant aveuglément aux folles visions de sa nourrice, dut rester pensive après la prédiction de Mami-Za.
Pendant cette scène, l’Indienne était demeurée impassible, son menton appuyé sur le bord de la table, regardant tour à tour la nourrice et Adoë. Par deux fois seulement, et pendant une seconde à peine, Jaguarette ferma complètement ses grands yeux, tandis que sa lèvre supérieure, agitée par un tremblement convulsif presque imperceptible, laissait voir ses dents blanches.
Quoique ce mouvement de physionomie eût passé rapide comme l’éclair sur la physionomie de la jeune fille, ses traits eurent pendant quelques instants, une expression étrange, presque fatale.
Après avoir fait demander par une négresse s’il pouvait entrer, le commandeur Bel-Cossim entra dans le salon, et vint interrompre les réflexions cabalistiques de sa femme.
CHAPITRE VIII.
Le commandeur.
Bel-Cossim était un grand homme sec, vigoureux, basané, aux cheveux gris, aux sourcils noirs et épais. Sa physionomie sévère exprimait la fermeté, le calme et la réflexion habituels aux gens qui, ayant bravé et bravant chaque jour de grands périls, sont obligés de tirer toutes leurs ressources d’eux-mêmes.
Le père d’Adoë, homme humain, intelligent, avait suivi une marche opposée à celle de la plupart des planteurs. Au lieu d’accabler ses noirs de travaux au-dessus de leurs forces et de les traiter avec une extrême rigueur, il avait essayé d’être à leur égard bon, généreux, juste et ferme, et de leur rendre la servitude presque douce.
Les nègres travaillèrent un peu moins que ceux des habitations voisines, continuellement stimulés par la terreur du fouet du commandeur, mais ils vécurent plus longtemps que les autres esclaves toujours écrasés de travail. Aucun d’eux ne tenta de s’échapper, et M. Sporterfigdt, ayant à renouveler le personnel de ses esclaves beaucoup moins fréquemment que ses voisins, renouvellement toujours fort onéreux, regagna de la sorte ce qu’il perdait peut-être en n’abusant pas des forces de ses noirs.
Ce résultat ne satisfit pas encore le planteur ; les autres habitants le considéraient comme un novateur aussi dangereux que stupide. Il voulut que ses nègres fussent à la fois et plus heureux et plus laborieux que tous les noirs de la colonie.
En homme sage, il comprit que l’intérêt est généralement le plus puissant mobile de l’humanité ; il promit donc à ses nègres une petite paye, qui devait s’élever en proportion de leurs labeurs.
Comme tous les gens qui ont peu de besoins, les esclaves sont essentiellement paresseux ; ceux du planteur, heureux de leur condition, se bornèrent au travail modéré qu’on leur imposait, ne sentant pas la nécessité de s’occuper davantage.
Le colon ne se rebuta pas, il connaissait à merveille le caractère des noirs ; il savait que, malgré leur apathie, leur vanité était extrême une fois mise en jeu ; il tâcha de leur créer des désirs afin que l’espoir de les satisfaire les excitât au travail. Quelques esclaves, plus laborieux que les autres, furent chargés d’un défrichement considérable ; ce labeur devait être récompensé par quelques objets de luxe achetés à Surinam et destinés à orner leur pauvre case, ou à parer leurs femmes ou leurs enfants.
L’effet de ce procédé fut prodigieux. Chaque chef de famille nègre voulut avoir dans sa case un buffet, une chaise, quelques gravures encadrées, et voir sa femme ou sa fille parée d’un beau mouchoir ou d’une chaîne d’argent.
Grâce aux promesses du planteur, le travail était un sûr moyen d’arriver à la possession de ces belles choses ; bientôt presque tous les esclaves, à l’exception de quelques incurables fainéants, s’évertuèrent à gagner la petite paye que leur accordait le colon pour satisfaire à ces innocentes vanités.
Quoique puérile en apparence, cette naïve ambition des noirs eut une influence énorme sur l’avenir de la plantation de Sporterfigdt. Les esclaves, au lieu de se considérer comme campés dans une terre de malédiction, et voués à un sort affreux, dont la fuite ou la mort pouvaient seules les délivrer, s’attachèrent peu à peu au sol par les liens de famille et par les jouissances du bien-être.
Le colon reconnut bientôt qu’à défaut d’un but plus élevé, l’humanité envers les noirs pouvait même être considérée comme une bonne affaire. Au lieu de voir ses esclaves décimés par la fatigue ou par le désespoir, pendant trente années qu’il dirigea son habitation, il n’eut pas besoin d’acheter un nègre. Toute une génération alerte, vigoureuse, intelligente, docile, née sur l’habitation, remplaça ses premiers esclaves.
Soumis à la condition la plus sévère, les noirs travaillent généralement moitié moins que de bons cultivateurs libres ; les esclaves de Sporterfigdt, au contraire, heureux et laborieux, rapportaient à leur maître des bénéfices considérables, quoiqu’ils fussent rétribués par lui.
Non-seulement il pouvait accomplir avec cinquante esclaves les travaux auxquels ses voisins devaient en employer cent, mais chez lui tout était traité avec un si grand soin, que le café et le sucre Sporterfigdt étaient cotés sur la place de Surinam beaucoup plus haut que les produits des autres habitations.
En présence de tels faits, de tels résultats, la jalousie, la haine de presque tous les planteurs de Surinam, s’exaspérèrent contre Sporterfigdt. Sa prospérité les irritait ; on fit tout au monde pour ruiner son habitation. On tenta d’y mettre le feu et de faire révolter ses noirs ; mais l’infatigable activité de Bel-Cossim le commandeur, portrait fidèle de son maître, et la courageuse affection des esclaves, triomphèrent de cette malveillance opiniâtre.
Pendant la guerre des nègres rebelles, une partie des noirs de Sporterfigdt fut enrégimentée. Tous se signalèrent par leur courage et par leur dévouement au salut de la colonie ; quelques-uns même reçurent, comme Cupidon, des plaques d’argent en récompense de leur conduite.
Enfin, la haine de quelques misérables ne connut plus de bornes ; le planteur revenait à son habitation et passait près d’un hazier, lorsqu’il fut assassiné d’un coup de fusil dont il mourut quelques heures après.
Connaissant le zèle et la probité de Bel-Cossim, le planteur, mourant, qui n’avait d’ailleurs aucun parent à Surinam, le nomma tuteur et curateur d’Adoë, alors âgée de dix-sept ans.
Depuis cette époque, le commandeur avait géré l’habitation selon les paternelles traditions de son maître ; les ennemis du colon défunt n’osaient pas menacer sa fille, mais ils poursuivaient Bel-Cossim de toute leur haine, et plusieurs fois il avait manqué de payer de sa vie son inébranlable résolution de suivre les généreuses volontés du planteur.
CHAPITRE IX.
Les voyageurs.
Lorsque Bel-Cossim entra dans la salle où se trouvaient Adoë, Jaguarette et la mulâtresse, il avait l’air plus grave que de coutume.
— Que veux-tu, Bel-Cossim ? lui demanda Adoë avec bienveillance.
— La clef de la chambre aux armes, Massera[1].
— Eh ! pourquoi faire ? dit Adoë avec un étonnement qui fut partagé par Mami-Za.
Celle-ci, abandonnant ses cartes, regarda son mari avec surprise.
Alors le commandeur raconta comment Cupidon avait manqué d’être victime d’une embûche, ajoutant qu’il ne croyait pas que ces Indiens fussent les seuls ennemis cachés aux environs de l’habitation. Il jugeait donc prudent d’armer les nègres et de poser des sentinelles pour être à l’abri de toute surprise.
— Mais on dit que Zam-Zam est du côté de la rivière de Démérari, dit Adoë ; qu’il a brûlé l’habitation du Boémy, et que le major Rudchop est à sa poursuite avec sa troupe.
— Aujourd’hui il est là, demain il peut être ici. Massera, armons toujours les noirs, croyez-moi ; les Indiens se hasardent rarement seuls hors de leurs habitations, et les carbets des Piannakotaws sont loin d’ici.
— Tu as raison, Bel-Cossim, dit Adoë après un moment de réflexion, sans manifester la moindre frayeur ; car depuis longtemps elle était accoutumée à braver les dangers sans cesse menaçants.
— Jaguarette, donne-moi ma cassette, dit la jeune fille.
Ce n’est pas par un manque de confiance envers le commandeur qu’Adoë gardait elle-même la clef des armes, l’habitude domestique voulant que le maître de l’habitation fût toujours en possession de cette clef. L’ayant donc prise dans un petit coffret d’ébène que lui apporta l’Indienne, Adoë la remit à Bel-Cossim, en lui disant, les yeux baignés de larmes : — Hélas ! combien de fois j’ai vu mon pauvre père te donner cette clef en te disant : Je ne puis la remettre en des mains plus braves et plus loyales !
— J’ai été dévoué au père, je suis dévoué à l’enfant, Massera, dit gravement le commandeur, généralement peu expansif et très-laconique.
À ce moment, Cupidon entra, et dit à Adoë d’un air sombre :
— Massera, un voyageur à cheval, accompagné de deux domestiques,
- ↑ Maîtresse.