Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
ATAR-GULL.

suivis de Cartahut, qui l’avait échappé belle… ma foi ; et, le Malais et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignirent la Hyène en un instant… À peine Brulart fut-il sur le pont que, de sa grosse et tonnante voix, il cria :

« Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, larguez toutes les voiles, toutes, à chavirer s’il le faut ; mais filons vite, car la camarade nous apprête une chasse. »

Et, la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux ou trois portées de canon…

La Hyène sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne brise…

« Et bien… vous abandonnez donc le brick, capitaine ? crièrent le Borgne et le Malais. — Je le crois bien… mais voici la chose : comme vous voyez, il reste en panne dans l’air de vent de la frégate ; nous sommes deux navires, elle est seule, il faut choisir ; elle pique d’abord droit au cul lourd, au bâtiment en panne, on ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand ; elle s’approche à petite portée de voix… et se met à héler… pas un mot de réponse ; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on monte, — personne… — on va au petit panneau… fermé, verrouillé ; on va au grand… bon ! — font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l’ouvrir tout à fait, la corde roidit, la détente part… et allez donc, six cents livres de poudre en feu… Avis aux amateurs ! — Quel homme ! — se dirent des yeux le Borgne et le Malais… — Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu près, lui tue un monde fou ; si proche, c’est une bénédiction ! elle ne pense pas à nous poursuivre ; nous profitons de ça pour filer, et dans deux jours nous sommes à la Jamaïque… à boire… »

Et il se dit en lui-même : Quel vilain rêve !

Le pont de la Hyène offrait un singulier spectacle : encombré de nègres et de matelots, chargé de plus du double de monde qu’il n’en pouvait contenir ; vrai, c’était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés, battus, foulés aux pieds pendant les manœuvres, ne sachant où se mettre et roués de coups par les marins.

« Avant qu’il soit dix minutes, — murmura Brulart, — vous verrez l’effet de ma mécanique. »

À peine achevait-il ces mots qu’une immense clarté illumina le ciel et l’Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d’une épouvantable détonation.

… C’était cette pauvre Catherine qui sautait en l’air en couvrant sans doute la frégate le Cambrian de ses débris enflammés, tuant peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur, son petit commissaire malgré sa tante… que sais-je, moi ?

Pauvre Catherine, adieu ! laissez-moi lui donner un regret ! Adieu, c’en est donc fait ; aussi bien tu devais suivre la destinée de ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu devenu, pauvre cher brick ?… quelque infâme bâtiment pirate… toi, accoutumée aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial, tu aurais peut-être retenti d’ignobles et crapuleux blasphèmes ! d’infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher, tes mâts en auraient frémi d’indignation, et, au lieu de voir pendre à tes jolies vergues luisantes l’habit et le pantalon de ton bon capitaine, qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de cadavres pendus çà et là. Ainsi, repose en paix, Catherine, tu as trouvé un tombeau digne de toi ; mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de l’Océan que les lourds et chauds estomacs des petits Namaquois… Et certes, Benoît le dirait, s’il vivait, s’il n’avait pas été digéré, le pauvre homme… Adieu donc encore… adieu, Catherine… que les vagues te soient légères…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement excita à bord de la Hyène : c’étaient des cris, des battements de mains à la faire sombrer ; Brulart surtout ne se possédait pas de joie ; il sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa ruse… Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue.

Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres à la Jamaïque, près de l’anse Carbet… sur l’habitation de M. Wil, brave colon, une de ses plus anciennes pratiques.

Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n’en restait que dix-sept et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en restait les deux tiers ; somme toute : — il jouissait de quarante-sept nègres ou négresses, qu’il vendit, l’un dans l’autre, quinze cents francs pièce, c’était donné…

Tom Wil le paya comptant, mais il l’engagea à ne pas faire un long séjour dans la colonie, par mesure de prudence… Brulart goûta d’autant plus cet avis qu’il se souvenait de l’espièglerie faite à la frégate ; or il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en se proposant de renouveler sa tontine s’il en trouvait l’occasion, car Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il faudrait alors monter l’atelier qu’il lui donnait en dot, et que lui, Brulart, étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture.

Brulart partit donc, et de quelque temps on n’en entendit plus parler.


CHAPITRE III.

Le Colon.


Sucre, café, coton, indigo, rhum, tafia. — Exportation : 000 000 000. — Frais bruts : 0 000 000 000. — Gain : 00 000.
B. Poivre. — Économie politique.

C’est qu’il y a certains personnages dont on s’est fait une habitude de rire, et qu’on ne plaint de rien.
Diderot. — Romans.


C’était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches colons de la Jamaïque ; il était riche, puisque ses plantations s’étendaient depuis la pointe de l’Acona jusqu’au Carbet ; il était bon, car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs.

Le fait est que M. Wil recevait le Times ; aussi l’esprit négrophile de cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son cœur si leur germe n’avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille ; lecture que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques lettres, et lisait bien autre chose que le code noir ou la mercuriale de la Jamaïque.

Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut inspecter sa sucrerie de l’Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la rigoise du commandeur ayant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères.

M. Wil partit donc un matin ; devant lui deux nègres armés de coutelas marchaient pieds nus ; ces fidèles serviteurs, couverts de simples caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter les ronces qui l’auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette belle bête, que M. Wil n’eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant elle avait de bonnes et franches allures.

On arriva. — Le commandeur de l’habitation fouettait un nègre, attaché à un poteau.

« Holà ! Tomy, — dit M. Wil, — qu’a fait cet esclave ?

— Maître, il arrive de la Geole, il s’était enfui marron[1]. Son droit est de cinquante coups de fouet ; mais, comme vous avez été assez bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que vingt-cinq, et je suis au douzième… — Continue…, » dit le Titus ; et il s’en fut aux acclamations de ses nègres, réellement fiers d’avoir un si doux maître.

Il entra dans le moulin à sucre : cette machine se compose de deux énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes de cannes à sucre, que l’on avance à mesure que le mouvement de rotation les attire et les broie.

Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait jonché le sol, il ne fut point entendu d’une jeune négresse qui présentait des cannes au moulin. Mais ce n’était pas le moulin que regardait la pauvre fille !

Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau grand nègre, aux yeux vifs, aux dents blanches, à la peau noire et luisante.

Or, Atar-Gull, car c’était lui, s’approchait quelquefois pour effleurer les lèvres vermeilles de la négresse ; mais elle baissait la tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et doux. Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille… Et les deux cylindres attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu’elle était des tendres propos de son amant…

Le père Wil voyait tout cela et se mourait d’envie de châtier un peu ces fainéants ; mais il contint sa colère.

« Narina, — disait Atar-Gull dans sa belle langue caffre, si suave, si expressive, — Narina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t’ai fait de beaux colliers avec les graines rouges du caïtier ; pour toi, j’ai souvent surpris l’anoli aux écailles bleues et dorées, je t’ai donné un madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre ; vingt fois j’ai porté tes fardeaux ; ces cicatrices profondes prouvent que j’ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissas échapper le ramier favori du maître… et pour tout cela un baiser… un seul… »

Narina n’était pas ingrate, non ; aussi elle avançait en souriant ses lèvres de corail… lorsqu’elle poussa un cri horrible, un cri qui fit retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à son fouet la négresse indolente et rieuse.

  1. On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour se cacher dans les bois.