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Et il s’avança de quelques pas au-devant de la boîte.

Baboün-Knify leva le grillage.

Le serpent dressa vivement sa tête hors du trou, jeta ses yeux enflammés sur le nègre, que la sorcière lui désignait du bout de sa baguette en répétant ces mots consacrés : Wannakoë, Wunbiay.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le cruel et docile animal, long de sept à huit pieds et à peine gros de deux pouces, s’élança de la boîte, se leva en cercle sur lui-même, en élevant sa tête à trois pieds au-dessus du sol ; et, avec la rapidité de la foudre, il se jeta sur l’esclave, qui tendit vainement ses mains en avant pour le saisir.

Après lui avoir entouré le bras gauche d’un nœud, le reptile mordit le nègre à la gorge ; puis, sans lâcher prise, il fouetta quelque temps l’air de sa queue, et la cingla enfin autour du corps de la victime, qui, enlacée dans cette horrible étreinte, se sentit serrée comme dans un cercle de fer glacé.

Hay-Soy poussa un cri terrible ; de sa main droite, la seule qu’il eut de libre, il saisit le serpent près de la tête pour tâcher de l’étouffer ou pour l’arracher de sa gorge.

Il ne put y parvenir.

Une de ses veines était ouverte, son sang jaillissait, tandis que la sorcière, murmurant quelques paroles mystérieuses, examinait curieusement sur quels cercles et sur quelles figures cabalistiques le noir marchait en se débattant.

Par un effort désespéré, celui-ci parvint à faire démordre le serpent en lui introduisant deux doigts entre la mâchoire supérieure et la mâchoire inférieure, et en abaissant celle-ci avec tant de violence, qu’une dent du reptile resta brisée dans la plaie.

Rendu furieux par la douleur, le serpent se déroula vivement du bras du nègre, et resserra davantage le nœud dont il l’étreignait au milieu du corps.

Ces replis formaient les deux tiers de la longueur du reptile ; recourbant alors son cou comme celui d’un cygne, après plusieurs oscillations d’une rapidité extraordinaire, il colla sa tête, plate et visqueuse, aux flancs du noir, et lui fit une nouvelle morsure.

Le noir, épuisé par cette horrible lutte, s’affaissa sur lui-même.

Sa chute fut bien significative, car Baboün-Knify, en le voyant tomber au milieu d’un des cercles qu’elle avait tracés, battit des mains et s’écria : Mama-Jumboë est pour nous ! L’épreuve est contre les blancs… Victoire aux noirs de la Sarameka !… Victoire aux Piannakotaws des montagnes Bleues !…

Ces cris de triomphe furent répétés par Zam-Zam et par les trois nègres assis dans le hamac, qui se montraient avec enthousiasme la place occupée par la victime.

Le noir semblait privé de sentiment ; le reptile acharné lui avait fait une troisième morsure à l’épaule.

La sorcière, voulant terminer l’épreuve, frappa sur sa cymbale en criant à plusieurs reprises, d’une voix douce et harmonieuse : Wannakoë… Wannakoë !

À ce bruit, à ces mots, la fureur du serpent se calma comme par enchantement.

Il redressa la tête…, la tourna du côté de l’Indienne, déroula les plis qui entouraient le corps du nègre, vint doucement ramper aux pieds de la sorcière, et, sur un signe de celle-ci, rentra prestement dans la boîte qui lui servait de cage.

Lorsqu’il y fut enfermé, Zam-Zam et les chefs nègres descendirent du hamac où ils étaient alors restés par prudence, quoique la sorcière fut assez sûre de l’obéissance de Wannakoë pour ne pas craindre qu’il s’élançât sur un autre que sur celui qu’elle lui désignait[1].

Tous entourèrent la victime, qui semblait sans vie.

Ses mâchoires étaient convulsivement serrées. Aidée de Zam-Zam, l’Indienne le souleva, l’adossa contre la cloison de la cabane, et voulut lui faire boire quelques gouttes d’une liqueur qu’elle portait dans une petite gourde ; mais les mâchoires du malheureux nègre étaient si serrées, qu’elle ne put y parvenir.

Zam-Zam fut obligé de lui desserrer les dents à l’aide du manche de son poignard.

Les veines de ce malheureux étaient gonflées et tendues à se rompre, l’écume couvrait ses lèvres, il respirait à peine ; pourtant l’effet du breuvage que lui fit prendre l’Indienne fut si prompt et si actif, que ces symptômes effrayants se dissipèrent : peu à peu il revint à la vie.

Zam-Zam et les autres noirs l’entouraient avec intérêt ; ayant survécu à l’épreuve, il devenait presque sacré pour eux.

L’Indienne prit un peu d’eau dans une courge, y jeta quelques gouttes de la liqueur dont elle avait fait boire plusieurs gorgées au noir, et bassina ses plaies avec ce mélange.

Poussant bientôt un profond soupir, il regarda autour de lui avec un étonnement mêlé de terreur.

— Mama-Jumboë te protège, lui dit la sorcière ; il donnera la victoire aux noirs de la Sarameka. Tes plaies guériront. Ceux de ta tribu chanteront ton nom ; car la volonté de Mama-Jumboë t’a défendu contre le serpent noir, et dans ton combat contre lui ta chute même annonce un triomphe…

— Le serpent noir !… Où est-il ? répéta le nègre avec un nouveau mouvement d’effroi involontaire.

— Ne crains plus rien, dit l’Indienne.

Et elle bassina de nouveau ses plaies, pendant que Zam-Zam allait annoncer aux rebelles que les plus heureux présages se réunissaient en faveur de leurs armes.


CHAPITRE XX.

Le messager.


Les nègres accueillirent avec de grands cris de joie les espérances que leur donna Zam-Zam ; ils demandèrent sur-le-champ à marcher contre les Européens ; mais leur chef voulut attendre ses espions et un renfort que l’Ourow-Kourow, chef de la tribu des Piannakotaws, devait lui amener.

Un nègre placé en vedette à l’extrémité du marécage vint annoncer que la troupe d’Indiens s’approchait.

Ceux-ci, connaissant parfaitement la position et les sinuosités du chemin submergé qui traverse le marécage, arrivèrent bientôt à Bousy-Cray.

Le chef des Piannakotaws était l’Indien que Cupidon avait blessé à l’épaule sur les bords du lac, et qui, plusieurs jours après, avait enlevé Adoë de l’habitation de Sporterfigdt.

Tous étaient peints en rouge et tatoués en bleu comme lui.

Le costume de l’Ourow-Kourow n’avait pas changé ; il portait seulement, comme marque distinctive du commandement, une espèce de hausse-col de plumes de diverses couleurs, attaché par un cordon de verroterie.

Tenant son fusil d’une main, il avait à sa ceinture son couteau à scalper et son casse-tête, règle de bois de fer de trois pieds de long, à l’extrémité de laquelle était enchâssée une pierre pointue.

Lorsque les Piannakotaws furent arrivés sur la place du village, ils commencèrent par s’étendre à terre, les uns pour dormir, les autres pour fumer leur pipe de caroubier, fidèles à leurs habitudes de passer dans l’indolence le temps qu’ils n’employaient pas à la chasse ou à la guerre.

L’alliance des Indiens et des esclaves rebelles était due à leur haine commune contre les Européens.

L’ardeur du pillage se joignait chez les noirs à l’ardeur de la vengeance.

Les Piannakotaws ne pillaient pas ; appartenant à une race de Caraïbes anthropophages, encore assez nombreuse dans cette partie des Indes occidentales, ils scalpaient et mangeaient leurs prisonniers, plus peut-être par tradition guerrière et religieuse que par véritable goût pour leurs semblables. Ces abominables festins n’avaient lieu qu’à certaines fêtes religieuses, ou lors de quelque grande solennité.

Après avoir instruit le chef indien des résultats de l’épreuve du serpent, Zam-Zam lui dit :

— Mon frère a-t-il rencontré des blancs sur sa route ? sait-il quelques nouvelles du major Rudchop, ce vieux démon qui les commande ?

— Les fils des montagnes Bleues ont vu les traces de visages pâles près de l’anse du Paliest, dit l’Indien dans son langage toujours un peu emphatique,

— Près de l’habitation d’Oultok le Borgne ? s’écria Zam-Zam.

L’Indien qui, comme ses pareils, n’aimait pas à parler inutilement, fit un signe de tête affirmatif.

— Est-ce que l’Ourow-Kourow voulait attaquer l’anse du Paliest ? dit le noir. S’il le voulait, je lui demanderais de n’en rien faire. Tant que je commanderai les rebelles de la savane, l’habitation d’Outlok sera respectée par les miens… et, je l’espère, par nos fidèles alliés les Piannakotaws.

L’Indien regarda le nègre avec étonnement et lui dit :

— Oultok le Borgne est bien cruel pour les noirs ; comment mon frère de la Sarameka l’aime-t-il ?

— Parce que c’est lui qui me recrute de soldats, répondit Zam-Zam avec une sombre ironie ; il rend ses esclaves si malheureux, qu’ils s’échappent de chez lui pour venir augmenter ma troupe… tandis qu’il ne me vient jamais un marron[2] des habitations où les esclaves sont bien traités ; au contraire, cinq de mes meilleurs soldats, séduits par ce qu’ils entendaient dire de la bonté des maîtres de Sporterfigdt, ont abandonné notre vie libre et guerrière pour aller se remettre en esclavage sous le fouet de Bel-Cossim.

J’aime Oultok le Borgne parce qu’il a servi ma vengeance, dit l’Indien d’un air mystérieux ; je hais Bel-Cossim et tout ce qui respire à Sporterfigdt, parce que l’ancien maître de Sporterfigdt a tué beaucoup des nôtres dans un combat qu’ils ont livré contre son habitation. Quand

  1. Ces serpents, comme ceux que dressent les jongleurs indiens, sont privés de deux crochets venimeux qui rendent leurs morsures mortelles (Voir l’Exhibition de serpents du voyage du capitaine James Riley ; vol. xi. Paris, Lenormand, 1818.
  2. Nègre fugitif.