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— Allons, allons, à l’ouvrage, reprit Cupidon ; à toi ce palmier, Touckety-Touk, à moi ce latanier.

— Je vais jouer d’autant plus volontiers de la hache sur ce palmier, dit le musicien en imitant son compagnon et en portant un vigoureux coup à l’arbre séculaire, d’autant plus volontiers, répéta-t-il, que l’instrument va donner à boire au musicien.

En effet, une eau rose coula bientôt abondamment des profondes incisions que la hache avait faites au palmier[1].

Touckety-Touk prit une large feuille d’arum qu’il roula en cornet, la mit au-dessous d’une incision, remplit cette coupe végétale du jus du palmier, et but avec délices ce liquide frais et limpide.

Les nègres-sapeurs et Cupidon se désaltérèrent aussi à de pareilles sources. Un moment le bruit incessant de la hache cessa sur cette ligne.

Les sapeurs, qui précédaient la file droite et la file gauche, discontinuèrent aussi leurs travaux, croyant que le guide, dont ils suivaient parallèlement la marche, hésitait avant que de s’enfoncer davantage dans la profondeur de la forêt.

Les esclaves, ayant repris leurs forces, recommencèrent leur pénible travail.

L’un d’eux, voulant déblayer le passage en écartant le tronc moussu d’un caroubier, se servit du manche de sa cognée comme d’un levier pour le soulever, et le fit tourner sur lui-même. L’esclave portait pour tout vêtement un caleçon et une chemise bleue. À peine avait-il dérangé le tronc d’arbre, qu’un serpent couleur orange pâle, à peine gros comme un tuyau de plume, mais long de trois pieds, s’élança de l’arbre sur lequel l’esclave était courbé, entra par sa chemise entr’ouverte, et le piqua près du cœur.

Le nègre poussa un cri terrible en s’écriant : Un way-pay[2] ! je suis mort !

Puis il porta vivement la main à sa poitrine ; mais le serpent lui échappa, se glissa dans les plis de la toile, et fit à ce malheureux deux nouvelles piqûres au dos et à l’épaule.

L’esclave tomba.

Son teint noir devint d’un gris de cendre ; ses yeux s’injectèrent ; il fut saisi d’un tremblement convulsif ; ses membres se roidirent.

La morsure de ce serpent était mortelle. Sachant que tous secours seraient vains, Cupidon, Touckety-Touk et l’autre esclave, saisis d’horreur, se tenaient éloignés de leur compagnon, qui agonisait dans des douleurs atroces, tandis que le way-pay se tordant en tous sens, autour de sa victime, la déchirait encore.

— Prenons garde ! prenons garde ! s’écria Cupidon. Le way-pay est à l’aboma ce que le pilote est au requin[3] ; il doit y avoir près d’ici un serpent boa.

À peine le noir avait-il prononcé ces paroles, que, par un mouvement plus rapide que la pensée, il saisit son fusil qu’il avait déposé près de lui, visa dans la direction du trou du caroubier et tira sur un objet qu’il venait d’apercevoir.

Aussitôt les nègres furent enveloppés d’une sorte de tourbillon de feuilles, de branches rompues mêlées à des jets d’une vase épaisse.

On entendit dans le fourré un bruit sourd et, si cela se peut dire, pesant comme celui d’un immense fléau qui aurait brisé d’énormes branches d’arbres et battu une terre marécageuse.

Par deux fois Cupidon vit s’élever et s’abaisser avec furie la queue colossale d’un serpent boa ; cette partie du corps du reptile, d’un brun rougeàtre tacheté de jaune éclatant, avait au moins vingt pieds de longueur. Au moment où Cupidon, remis de sa première émotion, prenait le fusil de Touckety-Touk pour achever le monstre qu’il était certain d’avoir blessé, le serpent cessa tout à coup de se débattre, ondula à travers les lianes comme une vague, laissa voir quelques parties de son dos au-dessus des grandes herbes et disparut du côté de l’aile droite sans être atteint d’un second coup de feu que lui tira Cupidon.

— Un aboma !… un aboma ! Prenez garde à la file droite ! s’écria Touckety-Touk ; préparez vos armes… il est blessé.

Après un moment de silence, il reprit en mettant ses deux mains devant sa bouche, en manière de porte-voix : Entendez-vous ?

Trois à quatre coups de feu suivis de ces mots : Il est mort !… il est mort ! répondirent au musicien.

— Que Dieu soit béni ! dit Cupidon ; l’aboma est mort ; mais le pauvre Loango est mort aussi. Le way-pay est là caché sous son cadavre… Il nous guette peut-être, ajouta-t-il en s’éloignant avec précaution du corps du malheureux noir qui avait cessé d’exister après une courte agonie.

Bientôt le sergent Pipper accourut, il venait de la part du major Rudchop, qui marchait au centre de la file, demander pourquoi on faisait halte et pourquoi on tirait ainsi.

Cupidon lui apprit le sujet de l’alerte, et lui montra le corps inanimé du noir.

Le sergent contempla ce triste spectacle avec un imperturbable sang-froid, et dit à Cupidon : — Les effets d’habillement sont chers, le diable sait quand nous rentrerons à Paramaïbo. On use jusqu’à sa peau dans ces marches damnées ; les boutiques de marchands de toile et de tailleurs sont très-rares dans la forêt, il ne faut pas gaspiller les vêtements de la compagnie des Indes ; dépouillez-moi ce gaillard-là, on fera un paquet de sa chemise et de son pantalon ; un des esclaves porteurs ajoutera cette défroque à son fardeau.

Touckety-Touk regarda le sergent avec effroi.

— Et le way-pay qui est encore là, dit-il. On dit qu’il est plus méchant encore quand il vient de tuer quelqu’un.

— As-tu donc peur de mourir deux fois ! dit le sergent. Si tu crains que le way-pay ne te mange, prends un bâton et secoue la chemise de ton camarade, le serpentin en sortira.

Le musicien hésitait à commettre ce qu’il regardait comme un sacrilège.

Pipper haussa les épaules, coupa une branche flexible d’ajoupa, et s’approcha du cadavre du noir ; à l’instant même le reptile siffla légèrement, sortit des plis de la chemise, et s’élança sur la jambe du sergent, heureusement défendue par une épaisse guêtre de peau.

Pipper laissa le reptile s’enrouler autour de sa cheville, et, au moment où le way-pay essayait vainement d’entamer le buffle, le sergent lui abattit la tête d’un coup de baguette avec une extrême dextérité, en disant sans manifester la moindre émotion :

— Le vieux Pipper a la peau trop dure pour tes dents. Puis il déroula gravement le serpent qui était resté lové autour de sa guêtre, le prit par la queue, le fit pirouetter et le jeta dans les branches d’un arbre, en disant :

— Le way-pay n’est pas sain pour la nourriture de l’homme, ce n’est pas comme le boa qui est un manger des dieux. Heureusement, ici, il y a du choix, le pays étant extrêmement fertile en serpents. En parlant de manger, je me rappelle que depuis la halte d’hier soir je n’ai mis sous la dent que trois œufs d’oiseau-mouche et un lézard, car le major est chiche de ses provisions ; pour économiser le temps et les vivres, il nous fait faire nos trois repas d’une bouchée. Mais si le boa est tué par l’aile gauche, il y aura de quoi faire un fameux régal de viande fraîche ; un tronçon d’aboma, comme disent les peaux-rouges, bien grillé sur des charbons, assaisonné avec un peu de kil-dewill et de poudre pour le mortifier, vaut toutes les anguilles du monde, vaut même mieux, parce que c’est plus gros. J’en ai fait goûter un jour au major, il s’en léchait les doigts ; mais quand on parle du diable, on en voit les cornes, ajouta Pipper en se retournant vers Rudchop, qui venait s’informer lui-même du sujet de la halte.

Après avoir montré aussi peu de sensibilité que son sergent à l’endroit de la mort du pauvre Loango, le major demanda au guide à combien de lieues on se trouvait alors de l’île de Bousy-Cray.

Le noir répondit qu’on devait en être à deux lieues environ.

Après quelques moments de réflexion, le major dit : — Il est quatre heures, Zam-Zam doit être préparé à nous recevoir, si son espion n’est pas mort en route. Nous ne pouvons pas tenter une attaque ou une surprise de nuit ; le soleil sera couché avant que nous soyons à Bousy-Cray. Campons ici ; demain, au point du jour, nous nous remettrons en route, et c’est alors que le four chauffera.

— Quant à nous chauffer davantage, reprit le sergent en s’essuyant le front, ça sera difficile ; on ne peut pas dire que nous soyons ici absolument dans une glacière ; mais le major sait ce qu’il dit, et nous sommes faits pour lui obéir.

Sans répondre aux observations de son sergent, le major s’écria : — Holà ! hé ! le capitaine Hardi… capitaine Human ! faites halte, et ralliez-vous à moi, nous allons camper. Faites faire, en vous avançant vers nous, un abattis de bois du latanier par vos sapeurs et par vos gens, cela nous déblaiera toujours du terrain er nous servira pour établir le camp. M’avez-vous entendu ?

— Oui, major, répondit le capitaine Human.

— Oui, monsieur le major, répondit le capitaine Hardi. Et les soldats s’occupèrent activement des préparatifs de leur campement au milieu de la forêt.

La position du major était sans doute très-dangereuse en raison du voisinage de l’ennemi ; mais il fallait renoncer à toute marche de nuit, car chaque pas qu’on faisait dans cette forêt coûtait une heure de travail et de fatigues.

Le serpent boa blessé par Cupidon avait été achevé par les noirs de l’aile gauche. Pourtant, quoiqu’il eût reçu deux balles dans la tête, il donnait encore quelques signes de vie, lorsque plusieurs nègres, qui lui avaient passé une longue liane autour du col, le traînèrent au milieu d’une petite clairière.

Couvert de larges écailles, il avait trente pieds de longueur et trois de circonférence ; son dos, d’un bleu verdâtre et foncé, était semé de taches blanches irrégulières, entourées d’un cercle noir. Des nuances fauves tigraient ses flancs d’un beau jaune brun ; son ventre était d’un gris sale ; sa tête, petite, plate, à moitié fracassée, se distinguait à peine sous le sang qui la couvrait ; de temps à autre, il ouvrait encore faiblement ses mâchoires armées de dents aiguës.

Les noirs et un grand nombre de soldats, partageant le goût du sergent Pipper, fondaient l’espoir de leur souper sur les dépouilles du monstre.

  1. Ce liquide fermenté devient du vin de palmier, liqueur très-forte et très-enivrante.
  2. Le serpent-plume.
  3. Mademoiselle de Meillan assure que presque toujours les serpents boas, appelés abomas par les Indiens, sont accompagnés du way-pay, comme les requins le sont par les pilotes.