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Un nègre, tenant d’une main la liane qui entourait le col du boa, monta sur un caroubier, passa la tige flexible dans une fourche formée par un branchage de l’arbre, et jeta ensuite le bout de cette corde végétale à ses compagnons, qui hissèrent ainsi perpendiculairement le reptile. Ainsi suspendu par le col, il se tordait encore par quelques mouvements convulsifs.

Le noir prit alors un large couteau entre ses dents, quitta l’arbre, se cramponna au boa qui tournoyait toujours, et, le serrant entre ses jambes et ses genoux, comme s’il se fût attaché à un mât, il se mit en devoir de le dépouiller.

Lui enfonçant son couteau près du col, il lui fit une profonde incision afin de commencer à enlever la peau. À cette douloureuse blessure, le monstre épuisa ses dernières forces en mouvements furieux, son œil expirant brilla sous le sang qui le couvrait, il ouvrit deux fois ses mâchoires, et froissa ses dents les unes contre les autres en donnant quelques coups de queue si formidables que les spectateurs de cette scène se reculèrent avec effroi.

Le noir, toujours cramponné au col du reptile, qui ne pouvait l’atteindre, suivait toutes ses oscillations convulsives, tournoyait, ondulait avec lui, attendant la fin de cette terrible agonie pour continuer son opération…

Bientôt les mouvements du boa devinrent moins saccadés, sa queue pouvait à peine se lever de terre, il s’agita faiblement, il expirait…

Le noir prolongea l’incision qu’il avait faite au col, et continua ainsi en descendant, et en enlevant à mesure la peau jusqu’à la queue de l’animal…

C’était un spectacle à la fois étrange et effrayant que de voir, aux derniers rayons du soleil couchant, qui traversaient à peine la voûte des grands arbres, cet homme noir, à moitié nu, couvert du sang, et étreignant entre ses bras et ses genoux ce cadavre immense.


CHAPITRE XXII.

Le camp.


Les soldats du major et les noirs, depuis longtemps habitués à camper au milieu des forêts, déployèrent une dextérité et une célérité peu communes dans leur établissement. Le sol déblayé sur une étendue circulaire de deux cents pas de diamètre, ils construisirent au centre de cette clairière une cabane pour leurs officiers.

Le bois de latanier, sorte de palmier très-élevé qui croit en abondance dans les forêts de la Guyane, leur avait fourni à la fois les poutres, les cloisons et la couverture de ce logement rustique. Les fruits délicieux qui croissent à l’extrémité du latanier, et qu’on nomme choux-palmistes, furent réservés pour le souper des soldats qui ne furent pas tentés de partager le régal si vanté par Pipper.

Rien de plus simple et de plus ingénieux que la construction des cabanes dont on a parlé.

Le latanier, ordinairement haut de cinquante pieds et de douze à quinze pouces de diamètre, est d’un bois très-dur, mais seulement à la superficie.

À l’exception de l’écorce et de l’aubier d’un pouce d’épaisseur, l’intérieur de cet arbre est rempli d’une moelle spongieuse, qu’on enlève très-facilement ; on scie alors l’arbre dans sa longueur et on le débite en planches solides et légères de sept à huit pieds ; on les pose perpendiculairement sur les traverses qui unissent entre eux les quatre poteaux principaux de la cabane solidement fichés en terre ; de longues lianes nommées tay-tay, aussi souples que fortes, servent de cordes pour attacher ensemble toutes les parties de ces cabanes.

Le toit incliné se compose aussi de planches de latanier ; de grosses gerbes de feuilles du même arbre sont placées sur cette couverture et étroitement liées entre elles au moyen des tiges flexibles de tay-tay.

Telle était l’habitation élevée en moins d’une heure par les noirs pour le major et pour ses officiers.

L’établissement des soldats et des esclaves était beaucoup plus simple : ils plantaient quatre pieux en terre, les recouvraient d’un toit de feuilles de latanier, et suspendaient sous cet abri les hamacs tissés en colon dont chacun était pourvu, évitant ainsi l’humidité du sol et la rosée du ciel extrêmement abondante pendant les nuits des contrées équinoxiales.

Le soleil s’abaissait rapidement ; il colorait d’une teinte de pourpre le sommet des arbres qui entouraient le camp.

Malgré les périls et les fatigues de la journée, malgré les dangers qui les attendaient peut-être durant la nuit, les soldats éprouvaient un grand sentiment de joie et de bien-être, en songeant au repos momentané dont ils allaient jouir. Ils se débarrassaient de leurs armes qu’ils suspendaient sous leur toit, après les avoir soigneusement visitées ; d’autres s’occupaient du souper ; d’autres enfin, choisis par le sort, se préparaient à pousser une reconnaissance dans diverses directions.

Ces vedettes devaient défendre le camp de toute surprise pendant la nuit.

La forêt était toujours si épaisse, que les nègres armés de haches frayaient déjà le passage à ces sentinelles, afin que les allées étroites au bout desquelles les factionnaires seraient placés vinssent toutes aboutir au camp.

Le major ne pouvait songer à défendre, par les moyens ordinaires, la position qu’il occupait.

Le désavantage de cette position le servait en cela que la forêt, sans route ni chemin, était aussi impénétrable pour l’ennemi que pour lui-même, et qu’un corps de troupes ne pouvait y manœuvrer sans découvrir le secret de sa présence par le bruit des abatis d’arbres nécessaires à sa marche.

Connaissant d’ailleurs la manière de combattre des nègres et des Indiens, il était sûr qu’ils n’abandonneraient pas leur retranchement presque inexpugnable de Bousy-Cray, pour venir s’aventurer en grand nombre dans la forêt.

Il n’avait à craindre que l’enlèvement partiel de ses vedettes par quelques rebelles isolés. Pour éviter ce danger, il plaça, au bout de chaque route qui communiquait à son camp, un poste de cinq à six hommes ; deux sentinelles intermédiaires devaient donner l’alarme en cas d’attaque.

Après avoir chargé son infatigable sergent Pipper de faire de nombreuses rondes de nuit, le major entra dans sa cabane, où il trouva ses officiers.

Parmi ceux-ci était Hercule Hardi.

Depuis son départ de Sporterfigdt, le fils du greffier avait subi de dures épreuves ; sa résignation stoïque ne l’avait pas abandonné ; il avait puisé dans le conflit de terreurs qui l’assiégeaient continuellement une sorte d’énergie factice qui finissait par ressembler à du courage ; la peur d’un danger lui en faisait braver un autre ; la crainte de rester seul en arrière au milieu de la forêt lui donnait la force de marcher en avant avec sa troupe, quelque danger que sa troupe dût affronter.

En attendant le repas frugal que lui préparait Pipper, qu’il appelait gaiement sa ménagère, le major devisait avec ses officiers sur les fatigues de la journée.

— Eh bien ! capitaine Hardi, demanda-t-il à Hercule, comment trouvez-vous nos forêts ? Que dites-vous de notre file indienne ? Mille diables ! on n’a pas ses coudées franches comme sur les esplanades de La Haye ou d’Amsterdam !

— Je ne regrette plus les esplanades de La Haye ou d’Amsterdam, monsieur le major, répondit Hercule.

— Ah ! votre père me l’avait bien dit, reprit le major. Vous êtes un véritable aventurier… Que n’êtes-vous né du temps des flibustiers, vous eussiez été un Bras-de-Fer… un Monbars l’Exterminateur… Mais il ne faut pas non plus faire trop le dégoûté, mon brave ami, nous aurons demain une chaude besogne. D’après les rapports de nos guides, Bousy-Cray est une position très-forte, et les rebelles, qui y sont acculés comme des loups dans leur tanière, feront une résistance enragée. À propos, savez-vous nager ?

— Un peu, monsieur le major, dit Hercule.

— Un peu… diable ! ce n’est guère, reprit Rudchop, car nous avons un lac à traverser… Mais avec votre sang-froid et votre audace, on se tire toujours d’affaire… Je vous verrais pieds et poings liés, au milieu d’un fleuve, que je ne serais pas inquiet de vous… S’il est vrai qu’il y ait un Dieu pour les ivrognes, il y en a au moins un pour les crânes… À propos de ça, quand vous traverserez le lac, n’oubliez pas, en nageant, de trémousser toujours très-vivement une de vos jambes. C’est un mouvement de contre-temps assez difficile ; mais on y arrive en ne comptant que sur ses deux bras et sur une jambe pour nager, et en abandonnant complètement l’autre au trémoussement dont je vous ai parlé.

— Et que fait-on de cette autre jambe, monsieur le major ? demanda Hercule, très-étonné.

— Eh parbleu ! mon brave, on effraye les caïmans, qui ne manqueraient pas de vous happer si vous nagiez tranquillement en vous gobergeant dans l’eau ; mais en voyant le trémoussement précipité de votre jambe qui bat et trouble l’eau autour de vous, ça contrarie, ça dégoûte ces animaux, et ils vont manger ailleurs ; je vous dis cela, parce que le lac de Bousy-Cray, que nous aurons à traverser à la nage, est fameux pour ses caïmans. Ce sont, du reste, les plus beaux de la Guyane ; j’en ai un à Paramaïbo, suspendu au plancher de ma chambre en manière de curiosité… Il a, pardieu, plus de vingt-cinq pieds de long de la tête à la queue ; il a été tué par un nègre dont il avait dévoré les deux négrillons.

— Major, dit Pipper, en entrant et portant sur une large feuille de latanier une énorme tranche de serpent grillé, voici un morceau de rable du compère que nous avons salué tout à l’heure de cinq à six coups de fusil : c’est cuit à point et ça embaume, dit le sergent en dilatant ses narines…

Le major prit le mets étrange que lui offrait Pipper, et dit à Hercule :

— C’est étonnant… je ne puis jamais toucher à du boa sans me rappeler ce pauvre père Vanhop, qui ne voulait pas me donner ses bottes ; alors je soupire, et je me dis en moi-même, en m’adressant à cette classe de reptiles en général : Ah ! vous avez mangé mon trésorier, mes gaillards, eh bien ! nous vous mangerons à votre tour. Il ne faut pas faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse, ajouta philosophiquement le major. Puis, tendant la feuille de latanier à Hercule, il dit : Capitaine, si le cœur vous en dit ?

Hercule, épouvanté, révolté de cette abominable nourriture, allait exprimer son dégoût, lorsqu’un lieutenant, entrant avec précipitation, dit au major :