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ATAR-GULL.

comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à son esclave.

Voici le fait :

— C’était quelques vingt jours après l’arrivée des grands et petits Namaquois dans la colonie ; M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry, riche et industrieux planteur.

Quand vint le dessert, l’heure des confidences, les dames s’en allèrent, et chaque femme fut remplacée par une respectable bouteille d’un excellent et vieux madère… c’était le seul moyen de compenser la retraite du beau sexe. La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent bientôt l’attention générale, car on avait une entière confiance dans leurs lumières et dans leur longue expérience.


Le Borgne.

Beufry. « Eh bien ! dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition ? Comment vont les nouveaux ? se font-ils un peu ?… — Wil. Très-bien… très-bien… ce diable de Brulart a la main heureuse, il les choisit à ravir… je n’en ai perdu que cinq… — Beufry. Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte en les donnant à ce prix… — Wil. Ma foi, peu m’importe, c’est la troisième fournée qu’il me procure depuis dix-huit mois, et il ne m’a jamais trompé… c’est-à-dire… si… une fois… oh ! j’ai été joué… c’est un fin maquignon, allez… — Beufry et les convives. Contez-nous ça monsieur Wil, c’est utile… — Wil. Eh bien ! car je n’y mets pas d’amour-propre, il y a trois mois, il m’a fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu’il avait sans doute engraissé avec de la farine ou je ne sais quoi. — Enfin… trois jours après son départ, j’envoie faire baigner mes noirs à la mer, et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs ; au bout de cinq jours cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je m’aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c’est un homme d’au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu’il est depuis ce temps-là incapable de me rendre aucun service ; et pourtant le scélérat mange comme un vautour , aussi c’est un cheval à l’écurie… ça fait le cinquième que je nourris à rien faire… et quand on les a payé des quinze cents, des deux mille francs, ce n’est pas gai… — Beufry. C’est un voleur que votre Brulart ; mais moi j’ai un moyen bien commode non-seulement d’éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de service, mais encore de rentrer dans mes fonds et au delà… — Wil et les convives. Contez-nous ça… c’est un miracle. — Beufry. Du tout, c’est bien simple ; vous savez que le gouvernement donne deux mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin que le propriétaire n’essaye pas de soustraire le coupable à la justice, dans la crainte de perdre une valeur… — Wil. Eh bien ! — Beufry. Eh bien !… les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c’est impossible autrement ; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper ; on aposte donc deux témoins qui affirment l’avoir vu voler, par exemple. Les preuves ne manquent pas ; on l’envoie à la geôle, et, s’il est trouvé coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend… et, en échange, on vous compte deux mille francs écus… — Wil (avec répugnance), diable… diable. — Beufry. N’allez-vous pas faire la petite bouche ? au lieu d’un capital improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque… vous avez, par mon procédé… un capital productif qui peut vous rapporter sept et huit pour cent… c’est hors de toute proportion… — Wil. Oui, mais c’est un peu dur… de (faisant le geste de pendre). — Beufry. Ah ! pardieu, s’il s’agissait d’un homme, je ne vous dirais pas un mot de cela ; mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier incendie que j’avais quelque humanité… — Wil. C’est vrai ; non content d’avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux enfants, vous l’avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres deniers… mais faire pendre… hum… — Beufry. Ah ! mon Dieu, avez-vous la tête dure ! Supposez qu’une loi vous dise : « Chaque mulet atteint de la morve (par exemple) sera détruit, mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur ; » est-ce que si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas ? préférant avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en dépense la moitié sans vous rendre aucun service ? Que diable ! soyez donc conséquent ; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour un mulet ? — Plusieurs voix. Il a raison, c’est clair comme deux et deux font quatre.


Le gibet.

Wil. Pardieu, je le sais bien, je n’aime pas plus qu’un autre à avoir de l’argent en friche et puisque Beufry s’est servi de cette combinaison… puisque vous autres ne la désapprouvez pas… — Plusieurs voix. Mais au contraire… nous ferions de même. — Wil. Au fait, je ne vois pas pourquoi je m’amuserais à jeter de l’argent par les fenêtres… Ce qui me retenait, voyez-vous, c’était le respect humain… parce qu’avant tout, on tient à l’opinion de la société, et, quand on est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une conduite irréprochable… on n’aime pas à la voir ternir… — Beufry. Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple. — Wil. Je me rends, mon ami, je me rends ; j’étais un fou ; mais dites-moi, le témoignage de deux blancs suffit-il ? — Beufry. De deux blancs ou de quatre mulâtres… et on vous débarrasse de votre