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ATAR-GULL.

capital improductif… après quoi, le greffier vous rembourse le pendu en espèces sonnantes. — Wil. Pas plus tard que demain, j’en essaierai… — Beufry. Ah ! çà, messieurs, c’est assez parler d’affaires ; ces dames doivent s’ennuyer ; un verre de madère, et allons les rejoindre dans la galerie… Wil, je vous retiens pour ma partie de trictrac… — Wil. C’est donc une revanche que vous voulez… vous l’aurez… à vos ordres… mais nous ne jouerons pas tard, car j’ai ma fille un peu souffrante. » (Ils sortent.)

Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune… (Oh ! dans ce doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à la justice coloniale.)

Mais la cabane du vieux Job était déserte…

Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s’asseoir au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les négrillons de son voisinage… qui sautaient de joie et battaient des mains à son approche… en criant : « Voilà le père Job… hé ! bon Job ?… »

Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait, accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son maître.

Le lendemain de l’exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques, une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la lune.

Les noirs s’étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil, sa femme et sa fille leur avaient donné l’exemple, en commençant la prière commune à haute voix.

Et c’était un grand et noble spectacle que de voir le maître et l’esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la même prière sous la voûte azurée du firmament, tout étincelante du feu des étoiles.

Autour d’eux… pas le plus léger bruit… on n’entendait que la voix grave et sonore du colon, et par instants le timbre pur et argentin de celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère.

Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et les fleurs du caféyer, s’ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient une senteur délicieuse.

Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les savanes, car on leur accordait cette permission. Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit, lui…

Oh ! la nuit il aimait à errer seul, c’était l’unique instant où il pouvait quitter son masque d’humble et basse soumission, son doux et tendre sourire.

Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux outrages, aux coups de chaque jour !

En pensant à Brulart, qu’il espérait revoir tôt ou tard ; au colon qui l’avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un attachement d’homme à bête, de maître à chien ! Alors ses yeux étincelaient dans l’ombre, ses dents s’entre-choquaient.


La veille des noces.

Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même !… avec ce caractère indomptable et sauvage, cette énergie dévorante ; dans le jour, il souriait à chaque coup qu’il recevait, et baisait la main qui le frappait. Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée, immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices : la vengeance !

Et encore cette vengeance n’était motivée que par la brutalité de Brulart et la rage de se voir esclave ; mais à quel degré d’intensité arriva-t-elle, mon Dieu ! quand il sut ce que vous allez savoir.

Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait çà et là comme pour s’échapper à lui-même… En vain l’air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient rafraîchir ses sens. Toujours courant, il arriva près d’une savane déserte, que la lune couvrait d’une nappe de pâle lumière.

Au milieu s’élevait un gibet. Après le gibet était accroché un noir, c’était le vieux Job.

Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante qui argentait les longues herbes de la savane et le rideau de tamarin et de mangotiers qui l’ombrageaient.

Mais bientôt il fut saisi d’un inexplicable sentiment de douleur en voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la forêt.

Il s’approcha plus près… plus près encore… Ses jambes fléchirent… il tomba… la face contre terre…

Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et, s’élançant comme un tigre, sauta d’un bond sur la fourche du gibet.

Arrivé là, il poussa un cri… un cri dont vous comprendrez l’expression quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître… son père… son père vendu comme lui, victime de la traite, et volé peut-être par Brulart à quelque autre Benoît.

Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou…

Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut l’affaire d’un moment pour Atar-Gull.

Il est de ces douleurs qui ont besoin d’ombre et de profonde solitude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, au premier coup de cloche Atar-Gull était déjà rendu à l’atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës…

Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d’occuper incessamment l’imagination d’Atar-Gull, d’autant plus que Cham, auquel Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour dans la colonie et dans l’intérieur du colon avaient donné quelque habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de son père… Quant au cadavre du vieux Job, on ne le trouva plus, et on pensa sur l’habitation que les empoisonneurs s’en étaient emparés pour quelques-unes de leurs opérations magiques.