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lever sa nièce à ses pensées mélancoliques, craignant aussi que M. de Bracciano ne s’aperçût de la tristesse de sa femme.

— Bonjour, mon enfant, dit affectueusement la princesse, en baisant Jeanne sur le front. Je viens vous faire une guerre abominable sur l’engourdissement où vous semblez plongée depuis quelques jours… Je veux vous dire mille folies et vous rendre honteuse en voyant qu’une vieille grand’mère comme moi est plus gaie que vous.

— Mais, ma bonne tante… je suis loin d’être triste.

— Allons… allons… est-ce que je ne sais pas combien ces beaux grands yeux-là sont animés et brillants quand ils veulent ? est-ce que j’ai oublié le fin et charmant sourire de cette petite bouche, maintenant si vilainement boudeuse ? Voyons, qu’avez-vous, madame la duchesse ? Êtes-vous jalouse des grandes manières de madame la baronne Merluchon ou de madame la comtesse Bridou ? C’est qu’aussi ces belles dames-là ont été joliment éduquées, et à la Jean-Jacques, encore, s’il vous plaît, ce qui leur était bien facile, puisque leur père était premier laquais de M. de Girardin d’Ermenonville, chez qui ce pauvre Rousseau recevait une hospitalité si délicate et si touchante.

— Non, ma tante, je ne suis pas jalouse de ces dames, dit Jeanne en souriant de la malignité de sa tante. J’ai la modestie de ne leur rien envier.

— Tenez, mon enfant, je ne me contente pas de cette réponse ; vous avez quelque chose ; il faut que je sache ce secret ; je suis d’ailleurs dans un de mes jours de taquinerie et de méchanceté, qui faisaient si grand’peur à ce pauvre maréchal de Richelieu. Ah ! jarni, ma commère, me disait-il dans son beau langage des Porcherons, où il s’était perpétué depuis la régence : — Qué terrible femme vous faites ! v’là q’vous allez m’ruchonner ! m’rabrouer ! Qu’èque vous avez donc cont’moi ? T’nez, j’ai toujoux eu du guignon avé l’s honnêtes femmes !

— Eh bien, ma tante, dit en riant madame de Bracciano, je vous dirai comme M. de Richelieu : Qu’avez-vous donc contre mon secret… en admettant que j’aie un secret ? Et puis, pourquoi êtes-vous dans un de vos jours de méchanceté ?

— Pourquoi… pourquoi, dit la princesse de Montlaur, oubliant un moment le sujet qui l’amenait chez sa nièce, parce que l’impudence et la grossièreté me révoltent toujours, et que je viens ce matin de trouver l’occasion de beaucoup me révolter.

— Comment cela, ma tante ?

— Hier, mon homme d’affaires m’avait dit qu’il y aurait une démarche à faire auprès d’un monsieur Bernard, propriétaire de bois qui longent les nôtres, afin d’obtenir de lui le rachat de deux cents arpents qui nous avaient autrefois appartenu… Étant l’impétrante, m’avait dit l’homme de loi, je devais rendre visite à ce monsieur, qui tenait absolument et opiniâtrement à me voir et avait des occupations trop conséquentes pour se déranger. Je me résignai à aller chez ce monsieur Bernard, pensant que je pouvais bien faire ce sacrifice pour vous laisser un jour votre belle forêt d’Ancenis bien complète et bien carrée.

— Ma tante ! dit Jeanne avec un accent de triste et touchant reproche.

— Que voulez-vous, mon enfant, mon ambition est là, pardonnez-la-moi… Je me décide donc, et me voilà en route pour me rendre chez ce banquier riche à millions, m’avait-on dit. J’arrive, et, pour premier chagrin, je le trouve installé rue Saint-Dominique, dans l’ancien hôtel de Clerambault, où j’avais autrefois passé ma vie ; les deux ailes étaient en pleine démolition, et on mettait la cognée dans les beaux arbres séculaires de ce magnifique jardin planté par Lenôtre. Hélas ! mon enfant, je ne sais pourquoi, nous autres vieillards, nous éprouvons toujours une émotion pénible en voyant abattre de vieux arbres ; c’est une puérilité… mais cela m’attriste et m’indigne. Enfin je traverse le grand vestibule désert et glacé. En se refermant, la grande porte vitrée résonne dans cet immense escalier, sonore comme une cathédrale ; encore une pauvreté, mais ce bruit me fit mal, me parut lugubre ; personne n’était là pour me recevoir. Je montai au premier, je vis le mot caisse écrit en grosses lettres sur la porte de l’antichambre de ce qui était autrefois les petits appartements de ma pauvre et excellente amie la duchesse de Clerambault. J’entre : quelques jeunes gens écrivaient dans une manière de cage grillée en fil de fer ; aucun ne se lève ; je ne suis guère d’un caractère ou d’un âge à être timide, mais au premier abord la grossièreté m’atterre, et, en face de certaines gens, je me sens aussi dépaysée que le serait un Parisien chez les Hurons… Je demande M. Bernard. Tous ces jeunes gens me regardent, et ma figure de mère Bobie ne leur paraissant pas digne d’un grand respect, ils se mettent à me rire au nez pour toute réponse ; pourtant, le plus petit de la bande, éveillé comme un singe, me répondit en me montrant une porte : Là, en face, madame, M. Bernard est dans son bureau. Et toutes ces jeunes têtes de se rabaisser sur leur pupitre. Vous allez rire, ma chère enfant, mais je vous assure qu’en tournant le bouton de cette porte dont les huissiers de la duchesse de Clerambault ouvraient autrefois les deux battants devant moi, je me sentais beaucoup plus embarrassée que, lorsqu’il y a cinquante ans à peu près, à pareille époque, sortant du couvent, je me présentai dans le même salon pour faire mes visites de noces avec le prince de Montlaur… Enfin, j’entre, et je vois un gros homme coiffé d’une casquette et écrivant devant un bureau. Il me regarde sans se lever ; sans se découvrir, il me demande brusquement ce que je veux… Si la brutalité m’accable d’abord, je me révolte ensuite. — Je veux d’abord une chaise, monsieur, car mon âge commande, je crois, quelques égards. — Prenez-en une, et dites-moi vite ce que vous me voulez, car je n’ai pas de temps à perdre, me répond ce maltôtier. Je m’assis et lui dis : — Je viens, monsieur, pour l’acquisition des bois voisins de la forêt d’Ancenis. — Vous êtes la princesse de Montlaur ? dit M. Bernard en levant vivement la tête et sans me saluer davantage, car, que peuvent respecter les gens qui ne respectent pas la vieillesse ? Eh bien, madame, je suis enchanté de vous voir ; vous voulez donc racheter les bois de Saint-Surin ? — Oui, monsieur. Et alors, mon enfant, voilà cet homme qui se met à me faire des contes inimaginables sur les convenances de ces bois pour moi. Vous pensez bien que je ne voulais pas entrer en discussion avec cette espèce, et je lui disais toujours : — Monsieur, c’est très-bien, mais le prix, le prix ? Et M. Bernard de recommencer ses appréciations interminables. Nous en étions là, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et je vois entrer un affreux boiteux, d’une figure repoussante, qui va droit au banquier et qui lui dit brusquement : — Mes papiers ! — Tiens, c’est toi, Pierre Herbin (je ne sais comment j’ai retenu ce nom-là) ? dit le Bernard en lui tendant la main ; et ces deux hommes commencent à s’entretenir à voix basse comme si je n’étais pas là. Ces deux figures basses me rappelaient, à en frémir, les citoyens de 93. Après quelques moments de conversation, le Bernard se leva, alla prendre dans une grande caisse en fer un volumineux paquet cacheté et le remit au vilain boiteux en lui disant : — Ils sont tels que tu me les as confiés il y a trois ans. — Au revoir, dit le boiteux, et il sortit. Je ne sais pourquoi, mon enfant, ces mots : il y a trois ans, en reportant ma pensée vers le passé, me firent penser à votre mariage, qui eut lieu à cette époque, et le ressouvenir de votre dévouement me jeta dans des pensées si mélancoliques, que j’oubliai de donner à cet impertinent banquier la leçon qu’il méritait, et je terminai l’acquisition du bois au prix qu’il voulut, et je sortis de chez lui sans qu’il se levât seulement.

— Quelle grossièreté ! dit Jeanne indignée.

— Ma moqueuse nièce me dira que je vante toujours l’ancien régime, dit en souriant la princesse, eh bien ! autrefois… lorsque la femme de notre procureur, maître Dubois, venait nous quêter pour l’œuvre de Saint-Lazare, M. de Montlaur ne manquait jamais de la reconduire respectueusement jusqu’à son fiacre, et restait tête nue sur le perron jusqu’à ce que cette modeste voiture fût sortie de la cour d’honneur de l’hôtel.

À ce moment, un valet de chambre de madame de Bracciano lui remit une lettre.

Jeanne la lut… devint d’une pâleur effrayante, et, avant que sa tante eût pu lui faire une question, elle entra promptement dans sa chambre à coucher, dont elle ferma vivement la porte.

La princesse de Montlaur était encore plongée dans l’étonnement que lui causait la disparition de sa nièce, lorsque M. de Bracciano parut dans le boudoir.


CHAPITRE X.

Les lettres.


La lettre que madame de Bracciano venait de recevoir était d’Herman.

Elle contenait ces mots :

« Madame,

« Voici les dernières paroles d’un homme qui a en vain lutté contre la fatalité ; la force lui manque, il avoue sa faiblesse, il se résigne, il meurt avec calme et sérénité.

« Quand j’étais enfant, j’ai quitté le bon ministre qui m’avait élevé, sans lui dire le douloureux secret de mon cœur ; je ne veux pas quitter la vie sans vous dire le secret du seul bonheur que j’aie jamais ressenti.

« Dans ce moment suprême, ma timidité s’efface.

« Ne pas vous avouer la vérité…, toute la vérité…, me semblerait un crime.

« Peut-être ma sincérité me vaudra-t-elle, la dernière grâce que j’ose espérer de vous.

« Du moment où le hasard me conduisit près de vous, je vous ai aimée comme on aime Dieu dès qu’il se révèle à vous.

« Je vous ai pieusement aimée, vous sur votre trône resplendissant, moi à genoux, les mains jointes, perdu dans la foule.

« Cet amour saint, ignoré, recueilli, avait pour moi des douceurs ineffables que la religion offre à ceux qui prient avec ferveur, avec conviction.

« J’aimais pour le bonheur d’aimer, comme on croit pour le bonheur de croire, sans espérance folle et impie.

« Au moment de paraître devant Dieu, je ne fais pas de comparaison sacrilège.

« Dans sa pitié, dans ses bontés infinies, il choisit les âmes les plus nobles parmi les plus nobles, les plus pures parmi les plus pures ; il leur donne l’angélique mission de consoler ceux qui souffrent et qui l’implorent.

« Oh ! je ne me suis pas mépris, j’ai toujours vu en vous le saint ar-