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change qui, me montrant le ciel, me disait : Tes maux finiront bientôt.

« Dieu m’a béni… au lieu de quitter la vie avec douleur et regret… je la quitte avec ravissement.

« Je me suis épuré par les pensées que j’ai puisées dans ma sainte adoration pour vous… pour vous… vivant symbole de la grandeur et de la rémunération divine !…

« Il me semble qu’une intelligence éthérée m’emporte vers des régions inconnues… À mesure que j’écris ces lignes, dont chaque mot est un pas vers l’éternité, les nuages qui obscurcissaient mon esprit semblent se dissiper… Tout à l’heure, en commençant cette lettre, quelques faibles liens m’attachaient encore ici-bas. Maintenant, ils se rompent… je suis dans un milieu qui n’est déjà plus la terre… qui n’est pas encore le ciel… au-dessous de moi… la vie, l’humanité, ses passions vagues, confuses, amoindries… Ainsi, quand on s’élève dans les airs… les grandes villes, les lacs, les forêts, les montagnes, se confondent en taches obscures, à peine sensibles dans l’immensité…

« Mon esprit monte vers Dieu… votre voix m’appelle… je vois l’aurore de l’éternité… mes yeux se ferment… je suis ébloui…

« Je sors d’un profond évanouissement.

« Tout à l’heure je me suis demandé si j’existais. J’ai regardé autour de moi… J’ai passé mes mains sur mon front brûlant… j’ai relu le commencement de cette lettre.

« Je me suis souvenu de tout.

« J’ai en effet éprouvé une sensation étrange, profonde, indéfinissable… Tout en moi tressaille encore…

« Il me semble que cela a été un rayonnement formidable… auquel a succédé une nuit d’abime… une nuit épaisse et lourde qui m’oppressait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« L’esprit de l’homme est étrange.

« Sa fantaisie le ramène du ciel à la terre… Tout à l’heure il m’a semblé entrevoir les perspectives sans fin de l’immensité… dans l’éternité… Maintenant je pense avec délices aux moindres réalités de la terre… réalités charmantes que votre présence embellirait encore, comme l’éclat du soleil embellit un site déjà merveilleux…

« Vous ne savez pas les rêves enchanteurs qui m’ont conduit au terme où j’arrive…

« Vous ne savez pas que vous m’avez rendu la vie impossible… par les songes d’or que votre pensée évoquait dans mon esprit.

« Vous ne connaîtrez jamais, hélas ! le paradis dans lequel je vivais auprès de vous.

« J’ai comme un pressentiment que ces visions m’apparaîtront de nouveau, quand je vais dormir du sommeil éternel.

« J’ai toujours cru que, dans sa mansuétude, Dieu donnait à ceux qu’il voulait récompenser le rêve de leur vie, pour l’éternité…

« Le songe d’or de ma vie, c’était une retraite cachée comme un nid d’oiseau, au milieu de grands bois, de fraîches eaux, de solitudes profondes ; c’étaient de longues rêveries sur ces lacs que la lune argentait, et où nous glissions dans un frêle esquif, comme deux ombres heureuses.

« C’étaient les douces et riantes causeries des veillées d’hiver, quand la flamme du sarment pétille gaiement dans l’âtre, et que la bise mugit au dehors.

« Dites… dites… la vie est-elle désormais possible, quand on a osé élever sa pensée jusqu’à ces enchantements ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pardon, me voici plus calme, j’ai prié.

« Je ne me sens aucune amertume dans le cœur, aucun doute, aucune crainte… Dieu m’approuve…

« Je n’attenterai pas à ma vie, et pourtant demain, à cette heure, je ne serai plus.

« J’ai compris vos dernières paroles… lorsque je vous ai raconté ma triste enfance…

« Jeanne… vous m’aimez !… Oui, vous m’aimez… Je le sens aux aspirations qui depuis deux jours m’exaltent au-dessus de l’humanité.

« Jeanne… rassurez-vous… Je vais mourir, mourir au nom de cet amour que votre bouche n’a jamais avoué, que vos yeux n’ont jamais trahi, et que pourtant Dieu m’a révélé…

« On dit que certains élus… sont avertis du moment de leur mort par une harmonie invisible et surnaturelle… qui les plonge dans une extase infinie.

« Il en est ainsi de moi, Jeanne.

« Les félicités radieuses qui depuis deux jours s’éveillent dans mon âme m’avertissent que mon heure est venue.

« Le bonheur que je ressens agrandit tellement mon cœur, qu’ici-bas l’air me manque.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pourquoi vivrais-je maintenant ?

« Votre cœur généreux, votre âme noble et délicate, comprendront les causes qui me rendent la mort si douce et qui désormais me rendront l’existence si amère.

« Et puis, après une pareille lettre… oserai-je jamais reparaître devant vous ?…

« Adieu… et pour toujours… adieu…

« Une seule et dernière grâce…

« Cette croix que je vous envoie a appartenu à ma mère… C’est ce que j’ai de plus cher au monde… baisez-la pieusement… Je vous en prie, et demain au point du jour renvoyez-la-moi… mes lèvres glacées la presseront une dernière fois ; … elle vous sera remise et vous la garderez en souvenir d’Herman

« Priez pour lui !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La tournure mystique de cette lettre devait faire une profonde impression sur madame de Bracciano, et la déterminer à la grave résolution qu’elle avait prise, si elle n’y eût pas été déjà décidée.

Au lieu de la jeter dans un douloureux accablement, cette lettre, qui révélait un amour si exalté, si religieux, lui causa les plus ravissantes émotions.

D’un regard triomphant, elle mesura la distance énorme que d’un mot elle pouvait faire franchir à cette âme abîmée dans un bonheur si désespéré.

Elle avait elle-même des susceptibilités trop délicates pour ne pas comprendre le sentiment qui dictait la détermination d’Herman.

Avec quel orgueilleux bonheur elle viendrait donc à lui pour lui offrir sa main, pour réaliser les rêves que ce malheureux enfant regardait comme impossibles !

La phrase qui peignait la jouissance d’un bonheur calme et pur, au milieu d’une retraite paisible, avait fait délicieusement tressaillir madame de Bracciano, qui détestait l’éclat, la vie brillante et tumultueuse à laquelle elle était condamnée.

Les sentiments qui avaient dicté cette lettre devaient produire un effet puissant sur Jeanne.

Ce malheureux enfant se résignait à mourir avec tant de douceur ! Il se faisait même la mort si belle en la parant de ses plus chers souvenirs ! Il y avait dans ses phrases sans suite un tel mélange d’amour et de pitié, de respect et de passion contrainte, d’espérance immortelle et de regrets amers, de confiance et de crainte, que madame de Bracciano se décida sur l’heure à avoir une entrevue décisive avec son mari.

Par une de ces présomptions inexplicables dans le succès de ce qu’on désire ardemment, il ne lui vint pas une seule fois à la pensée qu’Herman pouvait mourir avant qu’elle eût pris la détermination qui devait lui sauver la vie.

Elle lui écrivit cette lettre à la hâte :

« Vous ne mourrez pas… vous vivrez heureux.. Vous avez dit vrai… J’ai mission de vous combler de tout le bonheur que vous méritez… L’honneur, le devoir, me tracent une ligne dont je ne dévierai pas… Dans une heure vous recevrez un mot de moi… Tout sera décidé… Espérez tout… »

Cette lettre envoyée, madame de Bracciano réfléchit quelques moments avant de se rendre auprès de son mari.

Dans son assurance aveugle, elle ne mettait pas en doute un instant que M. de Bracciano ne consentit seulement à un divorce ; vivant avec elle dans les termes les plus froids et les plus polis, il ne devait, pensait-elle, attacher aucune importance à cette séparation.

Elle le savait fort intéressé ; elle était décidée d’avance à lever au besoin toute difficulté en lui abandonnant ses grands bien, ne se réservant que la somme la plus modique, toujours suffisante pour vivre avec Herman dans quelque obscure et douce retraite.

D’un caractère noble et loyal, elle eut un moment la pensée de tout avouer à son mari, de lui dire qu’elle voulait épouser Herman Forster… mais elle pensa que si M. de Bracciano voyait cette séparation à regret, Herman, étranger, proscrit, sans appui, pourrait peut-être éprouver les ressentiments de sa colère : elle se décida donc à ne pas parler de lui.

Pourquoi, au moment de prendre une détermination si importante, Jeanne ne consulta-t-elle pas la princesse de Montlaur ?

Ce fut sans doute parce qu’elle savait l’antipathie de la princesse pour Herman, et ses idées inébranlables sur le divorce, qu’elle regardait comme une monstruosité…

Comment Jeanne ne mit-elle pas un moment en question le consentement de son mari ? C’est qu’à force de caresser dans le secret et dans la solitude une idée qui vous est chère, on prend le désir qu’on a pour la raison : on oublie peu à peu les impossibilités qui peuvent renverser ce projet chéri, et on prend enfin l’absence de contradicteurs qu’on n’a point interrogés pour le manque de contradictions naturelles.

Madame de Bracciano ayant fait demander si son mari était chez lui, on lui répondit qu’il était dans le boudoir avec la princesse Montlaur.

Elle y rentra.


CHAPITRE XI.

Le divorce.


La princesse de Montlaur était restée très-inquiète de la subite disparition de sa nièce ; elle ne put réprimer un mouvement de joie lorsqu’elle la vit reparaître dans le boudoir.

M. de Bracciano arrivait des Tuileries. Il était en habit de cour. La magnificence de son costume contrastait vivement avec l’exiguïté de sa taille, et avec l’expression rusée, sournoise, presque basse de sa physionomie.

Quoique la princesse ne fût pas instruite du grave sujet de conversa-