Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/386

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

personne ; je vous en parle parce que je compte sur vous pour m’aider à obtenir cette place qui, par suite, comme je crois vous l’avoir démontré, assure notre avenir, en tout état de cause, d’une manière inébranlable.

À mesure que madame de Bracciano avait écouté son mari, ses idées, d’abord confuses, s’étaient peu à peu éclaircies ; elle avait clairement distingué, à travers les semblants dont il avait coloré son discours, que le duc ne songeait qu’à se faire de sa femme un instrument qui, dans toutes les chances données, pût servir à son ambition et à ses ténébreux desseins.

Madame de Bracciano crut trouver un excellent prétexte à une grave discussion dans la proposition formelle que son mari venait de lui faire. Elle lui répondit, après un silence de quelques minutes :

— Je regrette beaucoup, monsieur, de venir contrarier vos projets ; mais je vous prie formellement de ne faire aucune démarche en mon nom ou au vôtre pour obtenir la place de surintendante de la maison de l’impératrice.

— Et pourquoi cela, madame ?

— Parce que l’empereur me l’offrirait demain, monsieur, que je la refuserais.

— Vous la refuseriez ! s’écria le duc stupéfait ; vous la refuseriez ! et tout à l’heure vous m’avez donné presque votre consentement ! vous m’avez encouragé à vous dévoiler tous mes plans, à vous dire mes plus secrètes pensées, ajouta-t-il en la regardant d’un air soupçonneux.

— Je ne vous ai rien promis, monsieur. Si je ne vous ai pas interrompu, c’est que je voulais voir jusqu’où pourrait aller votre ignorance complète de mon caractère…

— Que voulez-vous dire, madame ?

— Franchement, monsieur, me croyez-vous faite pour servir d’instrument à votre ambition, pour être la complice de vos menées souterraines ou de vos ingrates espérances ?

— Madame… vous vous méprenez, vous ne m’avez, je le vois, pas compris, dit froidement le duc, contenant son regret de s’être presque dévoilé.

Les âmes basses et méchantes redoutent toujours les trahisons qu’elles sont capables de faire, et le duc méconnaissait assez Jeanne pour craindre son indiscrétion au sujet de ce qu’il lui avait dit sur la chute possible de l’empereur.

— Je ne me méprends pas, monsieur ; vous m’avez positivement dit qu’une fois placée auprès de l’impératrice je pourrais, par mon habileté, acquérir assez d’influence sur elle pour diriger à mon gré et au vôtre l’ascendant qu’elle prendrait nécessairement sur l’empereur, et que, dans le cas où Napoléon tomberait un jour sous les efforts des rois coalisés…

— Madame, s’écria le duc en devenant pâle de crainte, pas un mot de plus, ce serait indignement abuser d’un moment de confiance et d’abandon.

— Monsieur, vous vous oubliez, je n’ai pas sollicité votre confiance… vous m’avez dit vos secrets… parce que vous me croyiez capable de servir des projets que je ne veux pas qualifier… Mais vous pouvez être tranquille et compter sur ma discrétion.

— Je fais mieux, madame, je compte assez sur votre bonté, et, s’il faut le dire, sur votre intelligence de vos devoirs, pour être certain que vous accepterez les fonctions que je demanderai formellement à l’empereur en votre nom.

Madame de Bracciano regarda son mari avec étonnement, et lui dit :

— Monsieur, cette insistance est au moins bizarre… et vous avez trop de bon sens pour y persister.

— Madame, dit froidement le duc, j’ai l’honneur de vous dire que vous accepterez les fonctions.

— Mais, monsieur…

— Madame, j’ai l’honneur de vous répéter que vous les accepterez…

— Mais, monsieur !

— Mais, madame, je le veux.

— Vous le voulez, monsieur !… Et de quel droit ? et quelle sera la puissance qui me forcera d’obéir ?

— Ma volonté, madame.

— Votre volonté !… monsieur ! l’ambition vous rend insensé !

— Pas tant que vous croyez… et pour prouver que j’ai l’esprit très-sain, écoutez bien, madame, ce que je vais vous dire. Depuis trois ans, je vous ai épousée ; grâce à moi, les grands biens de votre maison vous ont été rendus ; grâce à moi, vos parents dans l’exil ont été rappelés… C’est peu… ce n’est rien, je le veux bien… Vous êtes d’une antique noblesse, je suis Jérôme Morisson, fils de mes œuvres. L’empereur, dans son système de fusion, a voulu rallier l’empire à l’ancien régime par quelques mariages comme le nôtre ; c’est à ces vues toutes politiques que j’ai dû le bonheur d’être votre époux, je ne le nie pas. À peine marié, je ne me suis pas dissimulé l’antipathie que je vous inspirais. Qu’ai-je fait ? En ai-je montré le moindre ressentiment ? Non ; discrètement je me suis éloigné, vous laissant votre liberté ; ce que j’ai souffert de cette aversion, je ne l’ai jamais trahi, vous ne l’avez jamais su. Vous n’avez pas de vanité, madame, mais vous avez la conscience de ce que vous valez ; vous croirez donc que je n’exagère rien en vous disant qu’il m’a été pénible, cruel, de vivre seul, isolé dans mon intérieur, lorsque j’avais une femme jeune et belle. Je sais qu’autrefois, et entre grands seigneurs, rien n’était plus commun que ces existences complètement séparées et indifférentes l’une à l’autre ; mais, moi, je vis de nos jours… mais, moi, je suis du peuple, madame, et je pourrais à la fin trouver vos manières beaucoup trop aristocratiques pour moi.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Vous allez le savoir, madame… Et, puisqu’il faut vous l’apprendre… je me lasse à la fin d’être seul à faire des sacrifices, je me lasse d’être compté pour rien dans mon ménage, je me lasse de vivre dans l’isolement. De deux choses l’une, madame : ou vous partagerez mon existence à la cour de l’empereur, ou je donnerai ma démission de mes emplois, et nous irons vivre paisiblement dans une de vos terres, afin de ne pas compromettre l’avenir. En un mot, ou j’assurerai ma position par votre adhésion à ce que je vous propose, ou j’abandonnerai une carrière qui, malgré les plus brillantes apparences, ne me paraît pas offrir des garanties assez suffisantes pour y engager l’avenir… C’est mon dernier mot.


CHAPITRE XII.

Le divorce.

(suite.)

Madame de Bracciano vit avec une secrète espérance sa conversation avec son mari s’engager dans cette voie de contradiction.

Croyant le moment favorable pour parler d’un projet qui, pour ainsi dire, palpitait en elle, Jeanne dit au duc :

— Je vous remercie, monsieur, de poser les faits aussi nettement ; je ne serai pas moins franche. Je refuse absolument d’être attachée à l’impératrice en quelque qualité que ce soit.

— Vous refusez, madame… prenez bien garde…

— J’envisage parfaitement bien, monsieur, toutes les suites de mon refus.

— Allons, madame, dit le duc avec un sourire amer, soit… je n’ai pas le droit de me plaindre… je trouve de trop grandes compensations dans l’avenir qui me reste : passer tous les instants de ma vie près de vous, oublier les vanités de l’ambition pour le bonheur domestique ; jouir enfin, maintenant, dans votre intimité, de cet avenir paisible que je ne croyais réservé qu’à mes vieux jours… c’est, après tout, se vouer au vrai bonheur et renoncer à des félicités menteuses.

Le cœur de Jeanne battait à se rompre : elle avait sur les lèvres le mot fatal de divorce ; l’entretien en était arrivé à ce point qu’elle ne pouvait hésiter davantage ; elle répondit d’une voix émue :

— L’intimité… la vie intérieure dont vous parlez, monsieur… est désormais impossible entre nous.

— Impossible… madame ?

— Oui, monsieur. Pour vivre ainsi dans l’isolement et dans la retraite, il faut se trouver liés l’un à l’autre par de grands rapports de caractère, d’âge, d’esprit, d’habitudes…

— Ah çà ! madame, parlez-vous sérieusement ? Suis-je ou non votre mari ?

— Je ne vous ai pas caché, monsieur, les causes qui m’ont fait consentir à notre union : ma reconnaissance profonde pour une parente qui m’avait élevée, et dont j’assurais ainsi l’existence…

— Ceci est en vérité très-flatteur pour moi, mais je voudrais savoir le résultat de toutes les impossibilités que vous m’alléguez.

— Le résultat, monsieur, est que je ne consentirai jamais à vivre avec vous dans une de nos terres.

— C’est fabuleux ! dit le duc en passant la main sur son front comme s’il ne croyait pas à ce qu’il entendait. Ah çà ! madame, vous voulez plaisanter apparemment ? Vous me croyez donc bien stupide ou bien aveugle ? Vous ne consentirez jamais à vivre avec moi dans une de nos terres, dites-vous. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que je n’ai pas mes droits ? Est-ce que je ne sais pas comme on vient à bout des femmes capricieuses et folles ? Est-ce que vous croyez que, parce qu’il vous plaira de me dire non, je n’aurai pas le courage et la volonté de vous dire si ?

En parlant ainsi, le duc, dont la colère s’était jusqu’alors contenue, et qu’il réprimait à peine, s’animait de plus en plus.

— Mais je suis absurde de vous répondre seulement… J’ai été trop faible jusqu’à présent : j’ai demandé, j’ai supplié au lieu d’ordonner ; j’ai subi mille ennuis dont je devais me débarrasser, à commencer par votre tante, qui, dès demain, puisqu’il en est ainsi, quittera cette maison. Ah ! madame, vous ne savez pas à qui vous avez affaire… je saurai vous réduire.

— Ces discussions sont indignes de vous et de moi, monsieur, elles prouvent seulement que désormais il nous serait impossible de vivre ensemble… Il est un moyen de tout concilier ; l’empereur a donné lui-même l’exemple… du divorce !

Jeanne dit ces mots avec un calme, avec une assurance parfaite, quoique l’émotion qu’elle comprimait fût terrible.

M. le duc de Bracciano fit entendre un bruyant éclat de rire sardonique.