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— Ah, ah, ah… le divorce… c’est en vérité fort commode et parfaitement bien imaginé…

Deux larmes brûlantes brillèrent un instant dans les yeux de Jeanne ; elle reprit d’une voix altérée :

— Ce n’est pas d’aujourd’hui, monsieur, que j’ai songé à une séparation. Jamais je ne consentirai à ce que vous exigez de moi. Je vous dis que cette séparation est indispensable !

— Indispensable ! ah çà ! vous rêvez, madame. Est-ce que je consentirai jamais à un divorce, moi ? Est-ce que vous savez seulement dans quelle condition le divorce est possible ? Est-ce que vous connaissez les entraves de toutes sortes dont l’empereur lui-même… Mais je suis fou de répondre sérieusement à une folie, à une boutade d’enfant gâtée… Mille pardons, madame, voici l’heure du conseil d’État… Réfléchissez à ce que je vous ai dit, croyez-moi… ne me poussez pas à bout… Faites ce que je vous demande dans votre intérêt et dans le mien… ou sinon, tenez… vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que le pouvoir incessant d’un mari… résolu à être le maître… absolument le maître chez lui… J’aurai pour moi la loi, le droit, l’opinion publique, l’appui de l’empereur, car on n’a pas le moindre reproche à faire à ma conduite envers vous… Adieu, madame, n’essayez pas une lutte dans laquelle vous n’auriez pas l’avantage, je vous en préviens.

Le duc fit un mouvement pour sortir. Jeanne, égarée par le désespoir, par la crainte, tomba à ses genoux, et s’écria en joignant les mains : — Monsieur, par grâce… par pitié… ne me refusez pas…

— Vous refuser… mais quoi, madame ? dit le duc stupéfait, et tâchant de relever sa femme.

— Consentez à ce que nous nous séparions, monsieur… Lorsque tout à l’heure je vous ai demandé un moment d’entretien, c’était pour vous demander cela. Eh bien ! oui… je vous l’avoue… il m’est impossible de continuer à vivre avec vous. Je ne vous accuse pas… c’est moi seule qui ai tort… Quand j’ai contracté cette union, j’étais si jeune que je ne prévoyais pas l’avenir… Vous ne savez pas ce que je souffre, monsieur. Par pitié, ne me rendez pas à tout jamais malheureuse… ne me poussez pas au désespoir… Il existe maintenant entre nous un abîme infranchissable… soyez bon… soyez généreux… consentez à notre séparation.

— Mais vous êtes folle, madame… mais c’est impossible… mais pour quelle raison ?

— Par pitié, monsieur… je vous dis que nous ne pouvons plus vivre ensemble… Je vous dis qu’il est des raisons qui rendent cette séparation indispensable… je vous dis que je mourrai plutôt, voyez-vous, que de rester dans cette maison !

En entendant ces mots, prononcés avec l’accent de la vérité, en voyant la pâleur, les larmes, le bouleversement de la physionomie de Jeanne, M. de Bracciano resta stupéfait, croisa ses bras sur sa poitrine, et dit d’une voix sourde, pendant que sa femme, la tête cachée dans ses deux mains, éclatait en sanglots :

— Je comprends tout… maintenant ! Il est donc vrai… Je ne m’étais pas trompé… j’avais été assez sot pour croire à l’honneur de cette femme… comme si dans sa caste on n’était pas corrompu en naissant !

À ces paroles outrageantes, madame de Bracciano se releva vivement, les joues colorées d’indignation, l’œil étincelant de fierté.

— Pas un mot de plus, monsieur, s’écria-t-elle avec un geste de dignité sublime ; pas un mot de plus ! ne profanez pas, par vos odieux soupçons, le sentiment le plus pur qu’il y ait au monde… Eh bien ! oui… j’aime… j’aime avec passion… j’aime avec délire le plus noble des hommes !

— Elle l’avoue… Vit-on pareille impudence ! s’écria le duc avec rage.

— Oui, je l’avoue… parce que je serais morte mille fois plutôt que de flétrir le nom que vous m’avez donné et que j’ai librement accepté !… Oui, j’avoue cet amour, parce qu’il honore celle qui le ressent autant que celui qui l’inspire… Oui, j’avoue cet amour, parce que vous comprendrez peut-être maintenant que nous devons être à jamais séparés.

— À jamais séparés ! s’écria le duc ; ah ! vous croyez cela, madame ? Ah ! vous croyez qu’il ne s’agit que d’aimer le premier muguet venu pour venir dire ensuite à l’honnête homme à qui vous appartenez devant Dieu et devant la loi : Séparons-nous, monsieur ; j’aime avec passion, j’aime avec délire ? Ah ! vous donnez un crime pour excuse à une séparation sacrilège !… En effet, madame, il faut que vous aimiez jusqu’à la folie pour oser me tenir un tel langage, pour avoir cru que je serais assez misérable ou assez sot pour consentir à un divorce après un tel aveu…

— Mais que pouvez-vous prétendre, monsieur, d’une femme qui vient vous dire que son cœur ne vous appartient plus, qu’il ne vous a jamais appartenu ? Après cette terrible explication, pouvons-nous rester sous le même toit ?… Eh bien ! j’admets, monsieur, que vous vous refusiez à un divorce… demain, aujourd’hui même… moi et ma tante, n’abandonnerons-nous pas cette maison pour n’y jamais rentrer ?

Le duc avait, peu à peu, repris l’empire qu’il avait toujours eu sur lui ; il se calma, ses traits offrirent l’expression d’un sang-froid sardonique, plus effrayant que la colère.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, madame… Votre tante quittera cette maison ce soir ; mais vous, jamais… Ah ! nous en sommes aux aveux ! eh bien ! tant mieux, madame, vous me mettez à l’aise… Vous m’avez avoué votre criminel amour pour me prouver que nous devions nous séparer ; moi, je vais vous avouer toutes les causes honteuses qui m’empêchent de me séparer de vous.

— Vous m’épouvantez, monsieur…

— C’est un pressentiment, madame. Écoutez-moi donc… Je suis fils d’un artisan… J’étais sans nom, sans fortune, lorsque la révolution éclata ; je m’y jetai à corps perdu, je fis mon chemin ; l’empereur arriva, il acheva ma fortune. Mais cette fortune était précaire, je tenais tout de lui, je pouvais tout perdre avec lui. Vous ayez le cœur tendre, madame, eh bien ! moi, je suis cupide, je suis ambitieux, je suis glorieux : voilà pourquoi ma position ne me satisfaisait pas. J’avais des places, et pas de patrimoine ; j’étais duc de Bracciano, mais Jérôme Morisson n’avait aucune alliance ; sa noblesse d’hier n’avait pas de racines… L’empereur résolut de m’unir à vous, madame. Ce mariage satisfaisait ma cupidité. L’empereur vous a rendu, à vous et à votre tante, pour plus de quatre millions de biens fonciers… ce mariage satisfaisait mon ambition et ma vanité, car il m’alliait à une des plus anciennes maisons de France ; et, dans le cas où l’empire ne durerait pas, dans le cas où les Bourbons reviendraient sur le trône (que vous m’aidiez ou non dans mes projets relatifs à l’avenir), je veux ménager nos parents, de telle sorte que je trouve en eux les auxiliaires les plus dévoués… si un jour ils m’étaient nécessaires. Voilà, madame, pour quelles raisons tant que j’aurai un souffle de vie, tant que j’aurai l’ombre d’une volonté, je ne consentirai jamais à un divorce.

— Eh bien ! monsieur, s’écria Jeanne, je comprends tout… maintenant ! Gardez mes biens, je vous les abandonne… Laissez-moi seulement la pension la plus modique… Je ne prétends à rien de plus… À ce prix, consentez à notre séparation.

— Si vous aviez la tête à vous, madame, je pourrais m’offenser de cette offre, qui est un nouvel outrage. En admettant même que je fusse assez misérable pour accepter ce que vous me proposez, le divorce me priverait d’une alliance à laquelle je tiens pour mille raisons que je vous ai suffisamment déduites.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Jeanne en cachant sa figure dans ses mains.

— C’est vous, madame, qui m’avez donné l’exemple de la franchise. Tant pis si ce que je dis vous blesse. Quant à votre cœur, j’y ai peu compté… je ne me fais pas illusion ; mais je vous croyais des principes assez sûrs pour ne pas craindre de jouer le rôle d’un mari trompé… J’essayai pourtant de vous plaire… Je n’y réussis pas… Je me consolai en pensant aux avantages réels que m’offrait votre union… Quoique les airs dédaigneux et les sarcasmes de votre tante me fussent insupportables, je consentis à habiter avec elle ; quoique votre intimité avec votre cousin le colonel de Surville me déplût, je vous répète que je vous croyais des principes assez sûrs pour voir cette liaison avec impatience, mais sans crainte sérieuse… Je m’étais trompé… M. de Surville a indignement abusé de la facilité qu’il avait à vous voir.

M. de Surville ! s’écria Jeanne stupéfaite… M. de Surville !  !…

— Eh ! mon Dieu, madame, je vous crois ; cet amour a été tout platonique, tant mieux… Mes soupçons étaient faux, tant mieux encore… Vous aimeriez mieux mourir que de trahir vos devoirs… tant mieux encore, je le crois fermement. Vous vivrez et vous ne les trahirez pas, je vous en réponds, car maintenant je vous surveillerai… À son retour, M. de Surville ne mettra pas les pieds chez moi ; et dès demain, votre tante quittera cette maison… Maintenant, madame, j’espère que vous devez être désormais convaincue qu’il est inutile de prononcer le mot de divorce ; vous me paraissez assez peu connaître les lois, je vous apprendrai donc une fois pour toutes que le divorce ne peut avoir lieu que par consentement mutuel ou pour sévices graves, incompatibilité d’humeur. Quant au premier moyen, je n’y donnerai jamais mon consentement ; quant aux seconds, j’ai toujours eu pour vous les égards et le respect que votre position commandait. L’incompatibilité d’humeur se révèle par des violences, et je défie qu’on me cite un fait de cette nature. Enfin, pour donner un dernier coup, un coup mortel à vos espérances, madame, je dois vous dire que, par cela même que l’empereur vient de divorcer et que cette mesure a été d’une extrême gravité, il est trop grand politique pour ne pas se montrer inexorable pour les abus qu’on voudrait tenter d’introduire en s’autorisant de son exemple ; je vous dirai qu’il a formellement refusé son adhésion à deux divorces, dont l’un était demandé par consentement mutuel, et dont l’autre semblait autorisé par la conduite scandaleuse de la femme et les plaintes fondées du mari… Comme vous pourriez douter de ce que je vous dis, je vous apporterai, en revenant du conseil d’État, les notes écrites de la main même de l’empereur sur ces demandes… Mille pardons, madame, je me rends aux Tuileries.

— Je vous y accompagnerai, monsieur, dit tout à coup madame de Bracciano en essuyant ses larmes et en relevant la tête avec dignité. Je me jetterai aux genoux de l’empereur, et je lui dirai tout.

— Ce n’est pas vous, mon enfant… c’est moi qui vais à l’instant parler à l’empereur, dit la princesse de Montlaur en ouvrant la porte de la chambre à coucher de madame de Bracciano.

— Ma tante ! s’écria Jeanne en se précipitant dans les bras de la princesse.

— Vous nous écoutiez, madame !… dit insolemment le duc de Bracciano.

— Dieu et une mère peuvent tout entendre, monsieur… répondit madame de Montlaur avec dignité ; puis elle dit à sa nièce, en la re-