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soldat aux gardes : ils s’étaient échappés de Lyon lors du massacre des prisons, et étaient arrivés aux portes de Dijon après des dangers sans nombre. Mourant de fatigue et de faim, ils s’arrêtèrent chez Jacques Briot et eurent l’heureuse idée de se confier à sa générosité… En effet il les sauva. Montbard, épuisé par les privations, ne put les suivre… on le découvrit caché chez Jacques Briot. Pour avoir le droit d’accuser mon malheureux ami, tu requis la peine de mort contre Montbard ; sa tête tomba… Trois jours après, sur un nouveau réquisitoire de toi, Jacques Briot périt sur l’échafaud.

— C’est possible ; je ne me souviens de rien ! s’écria le duc. Mais, encore une fois, pourquoi évoquer ce funeste passé ?

— Tu vas le savoir tout à l’heure… J’étais greffier du tribunal, je résignai mes fonctions après cette exécution d’une si épouvantable injustice… car je savais la cause de ta haine contre Jacques Briot.

— La loi voulait que tous ceux qui donnaient asile aux ennemis de la nation fussent punis de mort… je n’ai été dans cette occasion guidé par aucun motif de haine.

— Par aucun motif de haine ! Et Wilhelmine Butler ! s’écria Pierre Herbin d’une voix terrible. Le duc baissa la tête sans répondre. Pierre Herbin continua : En sortant du greffe, par une sorte de pieuse vénération pour la mémoire de Jacques Briot, j’emportai les pièces de son procès. Je fis mal sans doute, mais je tenais à avoir en main de quoi réhabiliter un jour sa mémoire. Dans le procès se trouvaient jointes les pièces du procès de Montbard, cet ancien soldat aux gardes. Au milieu de l’encombrement des dossiers, on ne s’aperçut pas de cette soustraction. Pendant plusieurs années je voyageai. Lors de ta récente élévation, je pensai que le moment était venu de flétrir ta conduite d’autrefois ; je parcourus de nouveau les pièces du procès… Mais que devins-je en y trouvant plusieurs papiers qui, sans importance pour toi en 92, pourraient à cette heure te porter le coup le plus douloureux, et renverser toute ta fortune !

Par un mouvement machinal, le duc avança la main vers les papiers que Pierre Herbin lui montrait.

Celui-ci les retira vivement, les cacha en disant : — Patience !… et sache que tu les prendrais que tu ne tiendrais rien encore. Tu comprends bien que je ne me suis pas aventuré sans précaution chez un seigneur de ta trempe, qui n’a qu’un mot à dire au grand Napoléon pour envoyer les gens à Vincennes. Ces papiers sont des copies des originaux déposés en lieu sûr. Ainsi, tranquillise-toi ! lors même qu’à l’instant tu expédierais un messager à ton maître pour lui demander contre moi comme qui dirait une lettre de cachet de l’ancien régime, un ami que j’ai a l’ordre, s’il ne me revoit pas demain matin, d’agir contre toi avec les originaux.

— Mais me direz-vous à propos de quoi vous voulez agir ? s’écria M. de Bracciano troublé malgré lui.

— À propos de quoi ! tu vas le savoir, dit Pierre Herbin en cherchant une pièce dans la liasse de papiers.


CHAPITRE XVI.

Montbard, le soldat aux gardes.


L’assurance de cet homme confondait M. de Bracciano. Il se rappelait, en effet, que de honteux motifs, une rivalité d’amour auprès d’une femme étrangère, avaient causé sa haine et ensuite excité ses sentiments de vengeance contre Jacques Briot, mais il ne concevait pas quelle influence pouvaient avoir sur son sort actuel ces faits depuis si longtemps passés.

Reprenant courage, le duc dit à Pierre Herbin avec hauteur : — Finissons, monsieur, il est tard…

— Il est tard ? Tu trouveras tout à l’heure qu’il est trop tôt ! répondit Pierre Herbin d’un air sombre. Procédons par ordre. Te souviens-tu… d’un officier autrichien prisonnier à Dijon en 92, nommé Butler ?…

— Je m’en souviens vaguement, dit le duc en pâlissant…

— Vaguement ? Et Pierre Herbin sourit d’un air sardonique. Et de sa fille Wilhelmine… t’en souviens-tu ?

— Oui, dit le duc d’une voix brève et émue.

— Jacques Briot était passionnément aimé de Wilhelmine Butler, reprit Herbin, il l’aimait tendrement… Tu vis cette belle fille, tu en devins épris ; elle te repoussa avec dédain… en te disant qu’elle aimait Jacques Briot… Tu juras la mort de ce malheureux… Tu as attendu l’occasion… tu as tenu ton serment.

— Ah ! cet homme… toujours cet homme ! s’écria le duc avec une sorte d’épouvante…

— Oui, toujours cet homme, répéta Pierre Herbin, et il ajouta d’une voix presque solennelle :

— Écoute, Jérôme Morisson… ni toi ni moi nous ne croyons à rien… tu es un ambitieux effréné. Tous les moyens te sont bons pour parvenir, tu as le cœur desséché par l’égoïsme… tu as été un meurtrier juridique, la pire espèce de toutes, parce qu’elle est la plus lâche. Sans être à ta hauteur… je suis plutôt méchant que bon… La pauvreté m’a dépravé… Quoique nous méprisions tous deux ce que les autres craignent et révèrent, tout scélérats que nous sommes, prosternons-nous devant certaines fatalités providentielles. Tu as fait tuer Jacques Briot… Eh bien ! par un concours de circonstances inouïes, c’est de la tombe de Jacques Briot que vont sortir tous les malheurs qui vont fondre sur toi… Tu as donc raison de dire avec effroi : « Toujours cet homme… »

M. de Bracciano fut frappé des paroles de Pierre Herbin. Un pressentiment l’avertissait que quelque vérité terrible allait se dégager de ce chaos inextricable.

Les événements de la journée, l’heure avancée de la nuit, la figure sinistre de Pierre Herbin, les souvenirs sanglants qu’il évoquait, tout concourait à augmenter la terreur involontaire du duc.

Pierre Herbin reprit d’une voix grave :

— Jacques Briot était pauvre. Le capitaine Butler, quoique pauvre aussi, lui avait refusé la main de Wilhelmine ; la malheureuse fille n’avait écouté que son cœur. Trois mois après la mort de son amant, elle mit au monde un fils. Ce fils a aujourd’hui dix-huit ans, ce fils est… Herman Forster, ton secrétaire.

— Herman ! le fils de Jacques Briot ! s’écria le duc avec épouvante ; Herman !

— Lorsque tu eus quitté Dijon pour venir accusateur public à Lyon… Wilhelmine Butler retourna à Vienne… Son père y mourut… Elle éleva son fils sous le nom de Butler jusqu’au moment où un événement que tu n’as pas d’intérêt à connaître la força d’envoyer ce fils en France sous le nom d’Herman Forster… Il y a de cela six mois environ… J’appris, par hasard, que tu avais besoin d’un secrétaire… Je fis tant de manœuvres souterraines que je parvins à faire admettre Herman Forster chez toi, sans que tu te sois un instant douté que ce beau cadeau te venait de ma main.

— Misérable !… s’écria le duc, vous agissiez ainsi dans l’espérance de me surprendre quelque secret d’État ! Introduire dans mon intérieur un homme qui se croit sans doute le droit de me haïr, d’être mon ennemi mortel, sans doute, disait le duc en marchant à grands pas ; empoisonner l’âme de cet enfant par vos abominables calomnies…

— Des calomnies !… Il te savait le meurtrier de son père… Je n’avais pas besoin de te calomnier.

— Mais c’est un tissu d’infamies… de ruses infernales !…

— Ah ! tu vois bien que tu avais raison de dire : « Toujours cet homme !… » Écoute encore, Jérôme Morisson… tu n’es pas au bout… Maintenant, laissons Herman Forster établi chez toi… comme ton secrétaire… Revenons à Montbard, que tu as fait aussi guillotiner, et qui a été la cause involontaire de la mort de Jacques Briot… Sais-tu qui était ce Montbard, monsieur le duc ?

— Un ancien soldat aux gardes… Vous l’avez dit vous-même… Mais, terminons cette scène, monsieur… Je suis fatigué… Demain, je pourrai vous entendre…

— Demain… s’écria Pierre Herbin avec un éclat de rire sauvage… demain ! et tu ne sais rien encore… Tu connais la cause, et tu ne connais pas encore l’effet… Toujours cet homme, le dis-je ; Montbard est la clef de l’énigme… Montbard n’était pas ce qu’il paraissait être… Montbard était un noble, un émigré rentrant sous un faux nom…

— Eh ! que m’importe ? s’écria le duc.

— Que t’importe ?… que t’importe ? J’aime à te voir dans cette sécurité… tout à l’heure, ton réveil sera plus terrible…

M. de Bracciano regarda Pierre Herbin d’un air stupéfait ; celui-ci continua :

— Montbard était un noble, un grand seigneur déguisé sous un nom de soldat… Dans ta précipitation à le faire condamner à mort, pour asseoir ton accusation capitale contre Jacques Briot, tu ne t’es pas donné la peine d’examiner le dossier que voici… (Et Pierre Herbin montra les papiers qu’il tenait à la main.) Pourtant ces actes prouvent quel était ce Montbard… Et, maintenant, vois-tu, peut-être donnerais-tu ta fortune… pour anéantir ce document…

— Eh mon Dieu ! dit le duc avec plus d’impatience et de colère que de crainte, finissez, monsieur, et dites quel est cet homme… Tout ceci a déjà trop duré.

— Vois s’il n’y a pas une Providence ! répondit Pierre Herbin. Ce prétendu Montbard qui a servi de prétexte à la mort du père d’Herman… est…

— Parlerez-vous ? s’écria le duc hors de lui.

— Montbard… c’était le marquis de Souvry… c’était le père de ta femme !…


CHAPITRE XVII.

Explications.


En entendant ces mots, le duc recula de deux pas, en attachant sur l’ami de Jacques Briot des yeux fixes, égarés. Il ne put résister à cette secousse, et tomba assis dans un fauteuil. Celui-ci, jetant un regard triomphant sur M. de Bracciano, reprit : — Eh bien ! avais-tu raison de dire… en parlant de Jacques Briot… « Toujours cet homme ! » Tu vois, la Providence féconde le sang de tes victimes.

Après quelques moments de silence, M. de Bracciano répéta sourde-