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ment : — Lui… lui… Montbard, c’était le marquis de Souvry ! Puis il ajouta : — Mais non, non, c’est… impossible… Le marquis est mort dans le massacre des prisons de Lyon. Tu mens, misérable… tu mens avec l’audace la plus inouïe.

Pierre Herbin répondit avec un imperturbable sang-froid en montrant au duc une des pièces du dossier : — Tu verras, par cette copie d’une lettre originale du marquis de Souvry, que pendant la nuit du massacre des prisons il parvint à s’échapper de la geôle de Lyon, où il avait été incarcéré sous son véritable nom. Après cette nuit terrible, on le crut mort et jeté au Rhône avec les autres victimes. Dans sa fuite il prit le nom de Montbard ; arrivant chez Jacques Briot, il s’était donné pour ex-soldat aux gardes, déserteur, afin d’inspirer moins de défiance par son obscurité. Lors de son arrestation il se garda bien, par le même motif, de révéler au tribunal son véritable nom. Ce fut après sa condamnation à mort qu’il écrivit cette lettre à un de ses amis ; il y racontait son évasion de Lyon. Le geôlier de la prison de Dijon, à qui Souvry avait donné tout l’or qui lui restait, pour faire parvenir sûrement et secrètement cette lettre à l’étranger, me l’apporta. J’étais encore greffier, elle fut jointe aux pièces du procès… dans ta hâte d’en finir, et cette circonstance étant d’ailleurs pour toi très-indifférente, tu parafas cette lettre comme les autres pièces, sans la lire, sans doute.

— Serait-il vrai ? s’écria le duc en saisissant avidement la lettre que lui montrait Pierre Herbin.

Il la lut, et s’écria en la déchirant et en la foulant aux pieds avec rage : — Malédiction !… malédiction !…

— J’ai eu, comme tu vois, raison de ne pas t’apporter l’original qui est en ma possession avec ton parafe…, dit Pierre Herbin. Maintenant, jette un coup d’œil sur les pièces du procès… et déchire-les ensuite si tu veux. J’aurai cela de moins à remporter chez moi…

Le duc, sans répondre à Pierre Herbin, parcourut la liasse de papiers avec attention, il ne put conserver aucun doute sur cette effrayante découverte, il repoussa les papiers, cacha sa tête dans ses mains et dit avec accablement : — Quelle fatalité, mon Dieu ! quelle fatalité !

Après quelques moments de silence, il reprit d’une voix plus ferme :

— Maintenant, monsieur, je comprends tout. Vous voulez sans doute mettre un prix à votre silence… Herman est pauvre, sans appui… Vous voulez que j’assure sa position… son avenir… Je regrette amèrement le passé, bien amèrement, croyez-le… mais du moins je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous contenter ; les pièces que vous conservez entre vos mains vous garantiront de mon exactitude à remplir mes promesses…

Voyant le calme de Pierre Herbin, M. de Bracciano s’enhardit davantage, et crut sortir de cette terrible position par quelques légers sacrifices. — Je comprends, ajouta-t-il d’un air hypocrite et pénétré, les devoirs que j’ai à remplir envers le fils du malheureux Jacques Briot, monsieur Herbin ; mais, quoique les apparences déposent contre moi, croyez bien que, dans cette déplorable affaire, je n’ai été que l’organe sévère mais impartial de la loi. J’aurai donc soin d’Herman Forster… sa vue me serait trop douloureuse pour que je songe à le garder près de moi… Mais, par mon crédit, je puis assurer son sort ; il pourra compter sur une place d’abord, et ensuite sur une pension proportionnée à ses besoins… deux cents napoléons, je suppose… Ne trouvez-vous pas la somme suffisante ? dites-le franchement, monsieur Herbin, aucun sacrifice ne me coûtera.

Pierre Herbin sourit d’une manière étrange et ne répondit rien. Prenant ce silence pour un consentement tacite, M. de Bracciano continua :

— Quant à vous, mon bon monsieur Herbin, je ne pense pas qu’à votre âge des fonctions quelconques puissent vous convenir beaucoup. Vous m’avez dit, je crois, que vous étiez pauvre. Eh bien ! trouvez-vous… qu’une pension égale à celle d’Herman Forster puisse vous suffire ? Je vous répéterai ce que je vous ai dit au sujet de ce malheureux enfant. Si cette pension de deux cents louis ne vous satisfait pas… j’irai jusqu’à trois cents… quoique j’aie des charges bien lourdes… Eh bien ! qu’en dites-vous ! Hein ! mais, pour l’amour du ciel, répondez-moi donc, s’écria M. de Bracciano, inquiet du silence de Pierre Herbin, qui continuait à le considérer avec son sourire étrange ; si vous avez d’autres prétentions, exposez-les…

Pierre Herbin haussa les épaules. — Ah ! tu crois, citoyen, dit-il au duc…, que pour quelques misérables milliers de livres tu achèteras notre silence… Mais songe donc que demain je puis dire : « Vous voyez cet homme, il a osé épouser la fille de celui qu’il avait fait périr sur l’échafaud ! Dans son insatiable ambition, dans son insatiable cupidité… il a recherché cette union, sachant que mademoiselle de Souvry était la fille de sa victime. »

— Infamie ! s’écria vivement le duc de Bracciano, ne savez-vous pas qu’il n’en est rien ? que j’ignorais cette épouvantable circonstance ?

— Et qui croira que tu l’ignorais ? Les pièces originales, la lettre même du marquis n’a-t-elle pas été parafée par toi, Jérôme Morisson, accusateur public… Croira-t-on, enfin, que tu aies parafé une pièce sans la lire ?

— Mais c’est infâme, s’écria le duc : mais dites donc alors, dites donc alors quel prix vous mettez à votre silence ?…

— Quel prix !… quel prix !… Mais c’est toi qui es un infâme de me croire capable de vendre mon silence pour or ou pour argent. Non… ajouta Pierre Herbin d’un ton d’emphase ironique, non ; je viens ici, seulement poussé par l’amour de la vertu… Ni moi, ni Herman, nous n’accepterons rien de toi !… meurtrier du père d’Herman ; de toi… meurtrier de mon ami ; de toi… meurtrier du père de ta femme !

— Malheur !… malheur !… s’écria M. de Bracciano avec un gémissement douloureux.

— Ce que je veux, continua Pierre Herbin… ce que je veux dans mon désintéressement, c’est de rompre une union sacrilège, impie, qui outrage la nature…

— Que dit-il ? mon Dieu ! que dit-il ? s’écria M. de Bracciano, craignant de comprendre le sens des paroles de Pierre Herbin.

— Je dis que Dieu et les hommes réprouvent ton union avec Jeanne de Souvry, fille de celui que tu as fait périr. Je dis que si, à l’heure même, tu ne rédiges pas une demande de divorce… basée sur… qu’importe quelle raison, demain je livre ces pièces à la publicité… Eh bien ! maintenant, crois-tu que la loi hésite un moment à arracher ta femme à ton odieux pouvoir ? Te vois-tu couvert d’opprobre… objet de l’horreur générale… privé de tes emplois, de tes honneurs, car on ne doutera pas un moment que tu n’aies su que Montbard était le marquis de Souvry… Sa lettre n’était-elle pas parafée de ta main ? Comment alors concevoir que, lorsque tu as entendu pour la première fois le nom de mademoiselle de Souvry, cette circonstance ne se soit pas rappelée à ton esprit ?… L’empereur, enfin, ne te traitera-t-il pas sans la moindre pitié, de peur qu’on ne le croie complice de ton infamie ?

M. de Bracciano resta un moment accablé.

Puis il s’écria, dans sa rage et dans son désespoir :

— Je vois tout maintenant… c’est le colonel qui a découvert ces papiers… Tu es son instrument… Il n’a quitté Vienne si précipitamment, malgré les ordres et en bravant toute la colère de l’empereur, que pour venir jouir du résultat de cette infernale machination…

— Le colonel arrive !… c’est bon à savoir, dit tout bas Pierre Herbin… Il ne soupçonne pas Herman… tant mieux encore ! Laissons-le dans cette erreur, elle peut nous servir ; mais faisons d’une pierre deux coups, et employons le duc à l’arrestation de Surville, si celui-ci venait trop tôt pour nos projets. Écoute, Jérôme Morisson, reprit-il, la preuve que je ne suis pas dans les intérêts du colonel, c’est que je puis te donner un bon conseil… que je changerai en ordre si tu ne l’exécutes pas… Le ministre de la police est de tes amis ; écris-lui à l’instant de faire, au nom de l’empereur, arrêter le colonel à son entrée à Paris ; des avis donnés aux barrières suffiront pour cela.

— Vous m’engagez à cela, vous ? comment savez-vous que l’empereur a en effet donné ordre d’arrêter le colonel et de le conduire à Vincennes, et de l’y tenir au secret ? dit le duc étonné.

— Je ne me croyais pas si bon prophète, pensa Pierre Herbin, voilà qui va le mieux du monde, je demandais au duc une chose très-délicate, l’empereur fait nos affaires ; le colonel une fois au secret, nous sommes tranquilles.

— Vous n’êtes donc pas l’instrument du colonel ? répéta le duc.

— Aucunement ; tu le vois bien, citoyen.

M. de Bracciano se promenait à grands pas dans sa bibliothèque ; il ne savait que résoudre ; il voyait les effroyables conséquences qui pouvaient résulter de la publicité des pièces du procès du marquis de Souvry… il voyait renverser d’un souffle l’échafaudage de sa brillante fortune, si laborieusement élevé. Il n’y avait pas à hésiter : il lui fallait solliciter lui-même le divorce et obtenir ainsi la destruction des papiers que possédait Pierre Herbin. Alors, il pouvait espérer encore de garder ses places, ses honneurs… Si, au contraire, ces papiers devenaient publics, il connaissait assez l’empereur pour être certain que, dans le doute, il le sacrifierait mille fois, plutôt que de garder près de lui un homme coupable d’une action aussi noire que celle qui serait alors reprochée à M. de Bracciano.

Ne pouvant hésiter entre ces deux alternatives, il dit à Pierre Herbin : — Je suis en votre pouvoir, monsieur, je dois me fier à votre parole… Je vais provoquer moi-même le divorce… Aussitôt qu’il sera prononcé, vous brûlerez devant moi les papiers que vous possédez ; cela vous convient-il ?

— Parfaitement, dit Pierre Herbin, je n’en voulais pas davantage ; seulement il faut que ta demande soit formellement déposée demain chez qui de droit avant sept heures. J’ai des raisons pour vouloir cela. Tu passeras la nuit s’il le faut, allègue l’incompatibilité d’humeur et le consentement mutuel. Car j’ai toujours lieu de croire que ta femme ne refusera pas son adhésion. Adieu, songe que si la demande n’est pas notifiée demain, je me crois libre d’agir, et les papiers sont entre les mains de qui de droit.

— C’est convenu, monsieur.

— Alors, monsieur le duc, dit Pierre Herbin, en saluant M. de Bracciano, je vous baise les mains, et vous prie de jeter encore un coup d’œil sur les pièces que je vous laisse pour vous convaincre que je vous tiens pieds et poings liés.

Pierre Herbin sortit.

M. de Bracciano se rendit dans l’appartement de sa femme.