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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/395

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perstition de son amour, elle ne crut pas possible que la Providence eût laissé Herman attenter à ses jours, au moment même où elle venait lui annoncer leur bonheur commun.

Ramenée par ces pensées aux sentiments religieux, elle se jeta à genoux et pria avec ferveur. Elle demandait pardon à Dieu des pensées de suicide qui l’avaient un moment égarée. Elle lui rendait grâce d’avoir suggéré à M. de Bracciano la résolution qu’il avait prise. Rassurée et calmée par la prière, elle se releva. En jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut un papier placé sur la cheminée où fumaient des tisons à demi éteints. C’était l’écriture d’Herman ; elle lut ces mots :

« Je vais rentrer à l’instant… Une heure du matin. »

— Merci… merci.. ô mon Dieu ! il est sauvé, dit Jeanne en tombant à genoux. Sans doute, s’écria-t-elle, ces mots m’étaient destinés… Le malheureux m’attendait !… oh ! le noble cœur qui n’a pas douté de moi… de mon courage… de ma résolution !

Complètement rassurée par ces mots tracés sur ce papier qu’elle baisa pieusement, elle examina avec une touchante curiosité l’intérieur de cette demeure si pauvre ; les livres d’Herman, un portrait de femme d’une rare beauté, vêtue d’un costume étranger, et dont les traits offraient une ressemblance si frappante avec ceux d’Herman que Jeanne reconnut sa mère.

Ses yeux se mouillèrent de larmes en songeant à ce que Herman lui avait raconté de son enfance, et de l’amour de cette pauvre mère, qui avait si longtemps veillé près de lui en habits de deuil.

Jeanne fut tirée de ces réflexions à la fois douces et mélancoliques par un bruit de voix qu’elle entendait sur l’escalier. Elle tressaillit, ce n’était pas la voix d’Herman. On prononça le nom de ce dernier, elle écouta.

— Tu dors, vieil ivrogne !… Je te demande si Herman est rentré, disait une voix rauque et enrouée.

— Voyez-y voir, répondit le portier d’un ton bourru.

— Que mille millions de tonnerres t’enlèvent et te crèvent… dit la voix. Jeanne entendit un pas lourd dans l’escalier.

Épouvantée, ne sachant quel parti prendre, elle hésita un moment. L’homme qui montait toujours arriva sur le carré. Éperdue, Jeanne regarda autour d’elle, vit la porte vitrée d’un cabinet d’alcôve recouverte d’un rideau. Elle ouvrit la porte, entra dans ce réduit. Se soutenant à peine, elle s’appuya sur la porte qui masquait la cachette où Boisseau était enfermé depuis la veille. Soulevant avec effroi un coin du rideau, Jeanne regarda dans la chambre et vit entrer Pierre Herbin.

La figure repoussante de cet homme causa une nouvelle frayeur à la malheureuse femme ; elle ne pouvait concevoir quels rapports Herman pouvait avoir avec un pareil personnage. Pierre Herbin s’approcha de la table, vit le papier qu’Herman avait laissé et le lut…

— Où diable peut-il être allé à une heure du matin ? dit-il en réfléchissant. Il en est bientôt deux, comment n’est-il pas encore rentré ?… Ça m’inquiète, moi qui ai tant de choses à lui dire… mais j’entends des pas dans l’escalier… c’est lui…

Herman Forster parut.


CHAPITRE XX.

Confidences.


Un des carreaux de la porte vitrée était cassé et recouvert par un rideau.

Jeanne entendit l’entretien suivant :

— Eh bien ! le duc ? dit Herman avec inquiétude, consent-il au divorce maintenant ?

— Enfoncé, le duc ! une peur de chien ! s’écria Pierre Herbin avec un éclat de rire brutal.

— Que te disais-je ? que l’effet du dossier de Dijon serait immense… Pourquoi aussi t’obstinais-tu à ne produire ces pièces que dans un cas désespéré ? dit Herman. Pour te décider à t’en servir, il a fallu la lettre de tantôt où la duchesse me menaçait de venir mourir avec moi, et du diable si j’en avais envie, de mourir !

— Tu n’en avais pas plus envie que moi, je le sais bien ; mais quant à ces pièces, sans doute j’hésitais à m’en servir contre le duc… Écoute donc, tu m’as promis une honnête aisance si l’affaire réussit… Soit, mais un homme, dans la position de ce traître de Bracciano, est toujours un ennemi très-dangereux : tôt ou tard il vous rattrape. Pourtant le cas était pressant ; tu ne voulais pas faire ta partie dans le duo mortuaire que te proposait la belle aux yeux doux ; il fallait donc agir sur-le-champ, et j’ai agi… Ah çà ! d’où diable viens-tu ?

— De l’hôtel de Bracciano ; après ton départ, j’ai réfléchi au sens de la lettre de la duchesse ; il m’a paru assez ambigu… Ces mots : « Vous ne mourrez pas seul, » ne m’ont pas semblé clairs. J’ai craint que, dans son désespoir, il ne lui prit la fantaisie de venir ici mourir avec moi d’un peu trop bonne heure… et qu’elle ne partît de chez elle avant que le dossier de Dijon n’eût fait son effet sur son mari… je lui ai écrit un mot à la hâte pour la supplier d’attendre jusqu’à demain. J’ai couru à son hôtel pour lui faire tenir ce mot, mais il était trop tard. En vain j’ai frappé… personne ne m’a ouvert, et je reviens avec ma lettre.

Ah bah !… dit Pierre Herbin, il n’y a pas de risque que ta belle aux yeux doux fasse un coup pareil ; c’est une mijaurée, une vertu à trente-deux carats ; ça veut, comme dit cet autre, avoir les plaisirs du fruit défendu et les honneurs de la morale ; ça veut épouser son amant à la barbe de son mari, mais ça ne viendrait pas chez un monsieur, même pour y décéder… Quand elle t’a écrit cela… elle pensait peut-être à faire son solo funèbre de son côté, croyant bonnement que tu ferais le tien…

— Tu as peut-être raison ; le fait est qu’elle n’est pas venue. Voici trois heures du matin ; il n’y a pas d’apparence qu’elle arrive à cette heure. Ah çà ! raconte-moi donc ton entrevue avec le duc, et dis-moi aussi pourquoi tu reviens si tard !

— Pardieu ! est-ce que, en sortant de l’hôtel, je n’ai pas été faire le pied de grue aux environs de la maison de cet infernal colonel pour savoir si par hasard il n’était pas arrivé… cette nuit ?

— Lui ! mais il est en mission à Vienne.

— Mais il a quitté sa mission malgré tout ce qui peut lui arriver. L’empereur est furieux et veut le faire enfermer à Vincennes.

— Et pourquoi revient M. de Surville ?

— Tu ne devines pas ça… pour enlever la belle aux yeux doux à tes machinations diaboliques, comme il disait dans sa lettre à cet imbécile que nous avons coffré.

— Malédiction ! s’écria Herman en se levant : cet homme reviendrait ! Mais tout serait perdu !

— C’est pour cela qu’il faut agir promptement et sans délai !… Le duc consent au divorce… Ah !… ah !… ah !… ajouta Pierre Herbin avec un éclat de rire cynique. Si tu avais vu sa figure quand je lui ai prouvé clair comme le jour que Montbard, le soi-disant soldat aux gardes, qu’il avait fait guillotiner, était le marquis de Souvry, le père de sa femme… et qu’il se trouvait tout bonnement avoir fait couper le cou à son beau-père !  ! c’était à payer sa place, rien que pour voir son air consterné… Une seule chose m’a été pénible dans tout ça, ça été de parler de ton père, de mon pauvre Jacques Briot. Ah ! alors, je valais mieux que je ne vaux maintenant !  ! Après un moment de silence, Pierre Herbin reprit :

— Eh bien ! tu me croiras si tu veux, mais ça me retournait le cœur de parler de ce temps-là… Je ne veux pas me faire meilleur que je ne le suis ; mais vrai, le sang me bouillait dans les veines, en me retrouvant face à face avec ce misérable, qui avait poursuivi mon pauvre ami jusqu’à sa mort avec tant d’acharnement.

— Nous aurons vengé mon père, en frappant le duc dans ce qu’il a de plus cher, dans son ambition et dans sa fortune !

— Ou plutôt dans la fortune de sa femme, dit Pierre Herbin. Puis, comme s’il eût voulu échapper aux sombres pensées qui l’agitaient, il s’écria avec une gaieté factice :

— Ah ! scélérat que tu es, une fois riche, vas-tu t’en donner du luxe, de la splendeur, et tout le tremblement ! Et puis les demoiselles… hein ! Je te connais, beau masque. Les coups de canif dans le contrat iront un fameux train.

— Vous êtes un vieux médisant, monsieur Pierre Herbin ; voulez-vous bien vous taire ! dit Herman en souriant, et en frappant gaiement son camarade sur l’épaule.

Puis il ajouta avec un soupir : — Ah ! mon Dieu ! ne vendons pas la peau de l’ours avant de…

— Ah ! pardieu ! la jolie petite oursonne est dans nos filets. Demain, la demande en séparation est signée…

— Et si après-demain cet infernal colonel arrivait ! dit Herman d’une voix sourde.

— Sois tranquille, après-demain cet infernal colonel n’arrivera pas, ne peut pas arriver, toute ma crainte était qu’il ne fût venu aujourd’hui. Maintenant je suis tranquille.

— Comment cela ?

— Dans mon entretien avec le duc, il lui est échappé de me dire qu’il croyait que tout ce tapage matrimonial était causé par le colonel. La preuve que le duc en donnait, c’était que M. de Surville quittait précipitamment sa mission pour revenir à Paris jouir sans doute des bénéfices du divorce ; il ajouta que j’étais son instrument. Alors il me vint une idée lumineuse, c’était le moyen tout trouvé d’empêcher le colonel d’agir, dans le cas où il serait arrivé à Paris. « Pour te prouver, citoyen, lui dis-je, que je ne suis pas l’instrument du colonel, je te prie, et même je t’enjoins, de par le pouvoir que j’ai sur toi, de t’entendre avec le ministre de la police (avec l’agrément du grand Napoléon, qui ne le refusera pas), pour faire arrêter et coffrer Surville dès son arrivée à Paris. Son signalement, donné aux barrières, suffira pour cela. — C’est vrai, me dit le duc. — Bravo, dis-je. » Tu vois donc bien que, dès que Surville mettra le pied à Paris, il sera coffré, ce qui nous rassure complètement et nous donne toute latitude. Eh bien ! que dis-tu de cela ? Est-ce bien joué ?

— À merveille ! Je n’aurais pas mieux fait.

— Voyez-vous ça, le blanc-bec. Mais il faut maintenant, par tous les moyens possibles, engager ta belle à quitter Paris pour attendre le moment du divorce, à aller à la campagne, où tu la suivras, et surtout obtenir d’elle que le lieu de votre résidence soit gardé secret. De cette fa-