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CHAPITRE XVIII.

Consentement.


Lorsque la princesse de Montlaur l’eut quittée, nous l’avons dit, Jeanne avait écrit ces mots à Herman :

« Tout est perdu. Il n’y a plus d’espoir… vous ne mourrez pas seul. On vous rapportera cette nuit la croix de votre mère… »

Désespérant de l’avenir, la malheureuse femme était décidée à partager le sort d’Herman, à mourir avec lui, pure et sans tache.

Les événements s’étaient tellement pressés dans cette fatale journée, que madame de Bracciano se trouvait sous l’influence d’une sorte d’ivresse fiévreuse. Tantôt elle marchait avec agitation, tantôt elle retombait accablée… Elle attendait avec anxiété que la nuit fût assez avancée pour pouvoir sortir de chez elle par un petit escalier dérobé qui, de son cabinet de toilette, descendait dans la cour des remises. Par un hasard qui servait ses desseins, une de ses femmes, récemment mariée, recevait quelques personnes, et donnait une sorte de petite fête aux communs. Jeanne pensa qu’à l’aide d’une mante et d’un chapeau, elle pourrait être prise par le portier pour une des personnes qui avaient assisté à la réunion dont on a parlé. Il était près d’une heure du matin… Jeanne souleva le rideau de sa fenêtre pour voir si la loge du concierge était encore éclairée. Elle avait hâte de partir.

Après avoir éveillé toutes les espérances d’Herman par sa première lettre, elle venait de le replonger dans un abîme de douleurs. Elle regardait comme un devoir d’aller mourir avec lui. Une heure sonna… une faible lumière éclairait la cour… Jeanne crut le moment favorable pour son départ. Dans sa chambre, il y avait deux portraits, celui de sa tante, celui de sa mère, qu’elle avait à peine connue… Avant de partir, Jeanne s’agenouilla devant ces portraits. Ses larmes, depuis longtemps comprimées, coulèrent abondamment. Elle se sentit soulagée.

— Ma mère, pardon ! et à vous, ma seconde mère, pardon ! dit-elle à voix basse, à travers les sanglots qui la suffoquaient. Votre fille va commettre une grande faute… Vous prierez pour elle… et peut-être Dieu me pardonnera-t-il d’avoir attenté à mes jours…

Puis Jeanne brûla les pages d’un album où elle avait écrit quelques-unes de ses rêveries de jeune fille… elle posa sur son secrétaire une lettre pour la princesse de Montlaur. Cette lettre renfermait ses dernières volontés. Cette chambre ne rappelait à Jeanne aucun doux souvenir, et pourtant elle éprouvait une émotion navrante en la quittant. Jeanne allait prendre sa mante, lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre ; elle entendit la voix de son mari qui demandait si on pouvait entrer. Immobile… croyant M. de Bracciano instruit de son dessein, elle n’eut pas la force de faire un pas… Le duc, pensant qu’elle était couchée et endormie, ouvrit la porte… Frappé de la pâleur, de l’altération des traits de sa femme… il ne put s’empêcher de s’écrier : — Qu’avez-vous, madame ?

Jeanne, sentant, à la vue de son mari, tous ses ressentiments se soulever, s’écria : — Que voulez-vous, monsieur ? Ne puis-je, mon Dieu ! rester au moins seule chez moi ?

— Madame, dit M. de Bracciano, pardonnez-moi mon indiscrétion, mais ce que j’ai à vous dire est tellement grave…

— Monsieur, s’écria Jeanne, je suis souffrante… j’ai besoin de repos… je vous prie, je vous supplie de vous retirer…

— Quanti vous m’aurez entendu, madame, vous ne regretterez pas les moments que vous m’accordez.

— Mais au nom du ciel, monsieur, que voulez-vous donc encore de moi ? C’est une torture odieuse…

— Depuis notre dernière entrevue, madame, j’ai réfléchi à la demande de divorce que vous m’avez faite… La franchise de vos aveux m’a prouvé que notre union ne pourrait être désormais que très-malheureuse. Mon premier mouvement avait été de m’opposer à toute séparation… Je savais le prix du trésor que j’aurais perdu… Maintenant, plus calme, je pense en effet, madame, que j’avais tort d’abuser du pouvoir que me donne la loi pour vous obliger à vivre auprès de moi…

Jeanne croyait rêver ; elle contemplait son mari avec ébahissement. Par deux fois elle passa sa main sur son front, regarda autour d’elle, et ses yeux revinrent encore s’attacher avec stupéfaction sur M. de Bracciano, qui semblait profondément réfléchir.

Jeanne avait déjà si cruellement expérimenté le danger de se laisser aller à une espérance mal fondée, que, comprimant pour ainsi dire les battements de son cœur, elle dit à son mari :

— Monsieur… pardon… je crains de vous avoir mal compris… Ayez la bonté de me répéter…

Le duc la regarda quelques moments en silence ; puis, se levant brusquement, il lui dit :

— Eh bien !… j’accepte le divorce, madame… il m’en coûterait trop de vous voir malheureuse…

— Vous acceptez le divorce ! répéta madame de Bracciano en joignant les mains… Vous l’acceptez !…

— Oui, madame, je vous le répète… le sacrifice est immense ; mais je n’ai pas le triste courage de vouloir votre malheur…

— Ah ! tenez, monsieur… ce serait affreux à vous de me tromper… Mais non, non… je suis folle… cette journée a été si cruelle… je rêve… je rêve… je n’ai plus ma tête à moi !

À ce moment, la pendule sonna une heure et demie.

— Ah ! s’écria Jeanne, en se levant brusquement et en courant vers la porte d’un air égaré, il n’y a pas un moment à perdre ! il sera trop tard !

— Madame, vous me fuyez, quand je viens vous donner la preuve la plus complète de ma résignation à vos vœux ! s’écria le duc.

Jeanne le regarda fixement. — Mais cela est donc vrai ? reprit-elle. Ce n’est donc pas une cruelle raillerie ?…

— Lisez, madame, et veuillez signer, lui dit M. de Bracciano en lui mettant sous les yeux la demande de divorce qu’il venait de préparer.

Il alla chercher une plume pour Jeanne.

Jeanne lut attentivement, puis, tombant aux pieds de son mari, elle s’écria les mains jointes : — Ah ! monsieur… monsieur… vous êtes le plus généreux des hommes ! Combien je vous ai méconnu jusqu’ici…

— Madame… madame… relevez-vous, je ne mérite pas ces éloges… J’ai fait tout ce qu’un honnête homme doit faire. Je regrette seulement d’avoir hésité… Veuillez signer… il est tard… vous êtes fatiguée, je le suis aussi… Demain, nous causerons de vos intentions… Bonsoir, madame.

— Bonsoir, monsieur, dit Jeanne en prenant la main de son mari et la serrant avec effusion dans les siennes. Je sais tout ce que ce sacrifice vous coûte… Ah ! croyez qu’il vous sera compté… croyez que ma reconnaissance, que mon éternelle amitié…

— Cette dernière me suffirait, madame… Je serais trop heureux de la mériter et de l’obtenir…

M. de Bracciano sortit.


CHAPITRE XIX.

La fuite.


Il est impossible de peindre le bouleversement des idées de madame de Bracciano. Il aurait fallu à Jeanne une force d’esprit peu commune pour résister au contraste qui la fit passer si brusquement des angoisses les plus douloureuses à la joie la plus délirante. Tout à coup une effroyable crainte vint à la pensée de Jeanne… Si Herman, en recevant sa dernière lettre, n’avait pu résister à ce nouveau coup qui renversait toutes ses folles espérances, si imprudemment éveillées par son premier billet !

À cette idée, Jeanne, dont la tête était déjà affaiblie par tant de secousses, eut, sinon un moment de folie, du moins d’égarement complet. Elle se figura Herman mourant… mourant peut-être alors qu’elle voyait réaliser ses vœux les plus ardents. À cette heure, que lui envoyer pour lui apprendre ce bonheur inespéré ! Et puis aurait-il encore foi à une nouvelle promesse ? La première n’avait-elle pas été trop cruellement déçue ?

Jeanne n’hésita pas : oubliant sa réserve, sa timidité habituelle, ne réfléchissant ni à l’imprudence, ni à la gravité de sa démarche, se croyant d’ailleurs presque le droit de veiller sur les jours de celui qu’elle regardait déjà comme son époux, elle résolut d’aller elle-même tout apprendre à Herman.

— J’aurais eu le courage d’aller lui dire de mourir… et de mourir avec lui ! s’écria-t-elle… Pourquoi n’aurais-je pas le courage d’aller lui dire de vivre !

Elle prit à la hâte sa mante, son chapeau, descendit par le petit escalier qui donnait dans son cabinet de toilette, passa devant la loge du portier encore faiblement éclairée, frappa aux carreaux. La porte s’ouvrit. Jeanne sortit de l’hôtel de Bracciano. La nuit était pluvieuse et froide. L’hôtel de Bracciano, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré, n’était pas très-éloigné de la demeure d’Herman.

Quelquefois, Jeanne, passant en voiture devant cette humble retraite, avait jeté sur cette maison si pauvre un regard mélancolique. Dans son exaltation, Jeanne oublia la nuit les craintes qu’elle devait avoir, et s’aventura seule dans ces rues sombres et désertes. Elle marchait d’un pas rapide, songeant à la ravissante surprise qu’elle allait causer à Herman. Craignant d’arriver trop tard, elle maudissait sa faiblesse, son émotion, qui l’empêchaient d’avancer aussi vite qu’elle aurait voulu. Au bout d’un quart d’heure, elle se trouve en face du terrain isolé au milieu duquel était bâtie la maison occupée par Herman. Elle vit une lumière à travers les vitres de sa chambre. Son cœur battait à se rompre, elle entra. Par hasard elle trouva la porte de l’allée entr’ouverte. La maison n’avait que trois étages, et était sans profondeur. On ne pouvait se tromper. Jeanne monta rapidement les escaliers ; le portier, qui dormait sans doute, ne lui parla pas. Arrivée au palier du second étage, elle ouvrit brusquement la porte en s’écriant : — Herman, nous sommes sauvés !

Quelle fut sa surprise… il n’y avait personne dans cette chambre. Une lampe brûlait sur une table… Qu’était devenu Herman ? Jeanne frémit d’épouvante. Peut-être était-il sorti pour mettre fin à ses jours… Où devait-elle aller ? Que devait-elle faire ? Bientôt une secrète et involontaire espérance se glissa dans son cœur… Dans la naïve et ardente su-