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croisés, secouant la tête d’un air irrité et murmurant d’effroyables blasphèmes. Pas le plus léger bruit n’agita le navire ; on eût dit une baleine dormant sur une mer d’azur. On fit silence, profond silence. Maître la Joie s’arrêta court ; ses sourcils s’écartèrent, et, pour la première fois depuis treize ans, je crois, l’apparence, la faible et incertaine apparence d’un sourire vint errer sur ses lèvres plissées.

— Ils ont une peur d’enfer, et ils n’osent pas monter, dit le brave homme. C’est tout de même agréable de pouvoir avec ça — et il tirait son sifflet qu’il regardait avec satisfaction — de pouvoir avec ça, reprit-il, faire plus trembler quatre-vingts gredins qui ne craignent ni le feu, ni l’eau, de les faire plus trembler que ne le feraient un ouragan des tropiques ou une volée à mitraille ; c’est tout de même un bel état que la marine.

Après s’être laissé entraîner à ces vaniteuses réflexions, maître la Joie prêta de nouveau l’oreille. Silence, même silence.

— Ils sont là tapis comme des congres dans leur trou, à ne pas oser bouger ; ils savent bien que le sifflet les prévient que le premier qui va montrer son museau en dehors du panneau va recevoir une ration de calottes, à ne savoir où les mettre.

Le même silence régnait toujours.

— Bah ! se dit maître la Joie, qui par hasard se trouva dans un moment d’indulgence inaccoutumée, j’ai peut-être sifflé trop dur. Ça peut bien se faire ; car je ne me rappelle jamais avoir hurlé de cette façon-là. Voyons, adoucissons un peu ; car il faut en finir : voilà le soleil levé, et le pavillon n’est pas encore hissé.

Et ainsi qu’une femme revient quelquefois sur un mot trop cruel, sur une brusque détermination qui opère l’effet opposé à celui qu’elle attendait, maître la Joie fit entendre un son qui, s’il ne promettait pas un jour serein, annonçait toujours un temps passable. Rien, même silence. Alors il fallut voir maître la Joie penché sur le grand panneau, le bras tendu, son sifflet d’une main, les yeux stupidement ouverts, les narines gonflées, passer par toutes les teintes, depuis le blanc pâle jusqu’au rouge pourpre et violet. Les coups de sifflet devenaient précipités, brefs, saccadés, colères, furieux, tonnants et retentissants comme les éclats de la foudre. Son pied battait chaque mesure, mais d’une force à enfoncer le pont. Silence, toujours silence. Enfin, exaspéré, il se baisse pour ouvrir le panneau. Impossible : fermé en dedans. Tous… tous les panneaux fermés ! Maître la Joie rugissait. Il se précipite sur les bastingages, à bâbord, se penche, regarde, ne voit plus les embarcations, et comprend trop tard toute l’affreuse vérité. Alors il bondit, il saute, il crie, il écume. Les anspecks, les barres de cabestans, les gargoussiers, les cabillots, tout ce qu’il rencontre sous sa main vole en éclats et roule sur le pont. À ce bruit infernal, les officiers, le lieutenant se réveillent et se lèvent à la hâte. Ainsi quelquefois, au milieu de la nuit, l’explosion d’une arme à feu ou des cris réveillent en sursaut toute une maison : chaque fenêtre s’ouvre, se garnit ; c’est une myriade de têtes à moitié endormies, coiffées, décoiffées, baillant, grondant, se frottant les yeux, s’accoudant et demandant enfin : — Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

De même, au furieux tapage de la Joie, le lieutenant, le docteur, le commissaire, l’enseigne et les quelques maîtres qui étaient restés à bord montrèrent leurs figures encore alourdies par le sommeil aux sabords, aux fenêtres des écoutilles et de la galerie, et se tendirent vers le pont.

— Ah ça, dis donc, la Joie, est-ce que tu as une fièvre chaude ? Mais il faut attacher ce gueux-là et le saigner à blanc, dit le bon docteur. — La Joie ! la Joie ! que signifient ces cris ? dit enfin le lieutenant d’une voix sévère. — Partis, lieutenant ! Tous partis, les chiens ; tous à terre, dans les embarcations. — Mais encore une fois, qui ? — L’équipage, lieutenant ; tous à terre, les brigands. — Nous aurions dû nous en douter, dit le lieutenant, ils ont de l’argent… Mais dis-moi, la Joie, ont-ils pris la yole ? — Je n’y pensais plus, dit la Joie. Est-ce heureux !

Il se précipita à l’avant.

— Aussi prise ! aussi la yole… Mais ce n’est pas par eux, c’est par M. Paul. Voilà un morceau de son aiguillette accrochée aux bossoirs ; en descendant, il ne s’en sera pas aperçu. — Maudit enfant ! dit Pierre. Quel exemple ! — Mais que faire, lieutenant ? que faire ? disait la Joie en se mordant les poings. — Attendre. Ils reviendront, je n’en doute pas. Mais ce que je crains, ce sont les disputes, les rixes, les querelles avec les Provençaux. Et mon fils, mon fils qui peut s’y trouver compromis. Malédiction ! malédiction ! — Allons ! dit le bon docteur, voilà des scélérats qui vont me revenir avec des entailles et des horions. Je n’ai qu’à visiter ma caisse, ma charpie et mes onguents. — Et vous aurez raison, major, reprit la Joie, car je vous réponds, moi, qu’il va se passer de crânes choses à Saint-Tropez ; que les couteaux joueront, et qu’il y aura autant de sang que de vin répandu. Et l’on devait s’y attendre, comme dit le lieutenant, car la Salamandre a reçu sa paye hier.


CHAPITRE XI.

Alice.



Que son œil était pur et sa lèvre candide !
Que son œil inondait son âme de clarté !
Le beau lac de Némi, qu’aucun souffle ne ride,
À moins de transparence et de limpidité :
Dans cette âme avant elle on voyait ses pensées !

. . . . . . . . . . . .

A. de Lamartine. — Le premier Regret.


Par une nuit d’été lourde, chaude et suffocante, à la lueur douteuse d’une lampe qui projetait de grandes ombres sur les murs d’une chambre modestement meublée, une jeune fille à moitié couchée cachait sa figure dans ses mains et paraissait profondément absorbée. Ses bras nus, blancs et effilés révélaient les formes les plus élégantes et les plus fines, une nature svelte et gracieuse, une de ces enveloppes délicates qui, par un singulier caprice de la création, renferment presque toujours une âme puissante et passionnée. Les longues mèches de ses cheveux châtains, se déroulant capricieuses sur son col frêle et satiné, voilaient aussi le visage de la jeune fille ; car on ne voyait que son petit menton rose, arrondi et couvert d’une peau si transparente et si fraîche, qu’elle laissait paraître un réseau de veines d’azur.

Par un brusque tressaillement, elle redressa la tête, poussa un long soupir, étendit les bras ; puis, regardant une montre d’or suspendue à sou alcôve, près d’une croix d’ivoire ombragée d’un rameau de buis bénit, elle s’écria :

— Seulement deux heures… deux heures… Oh ! quelle nuit !… quelle nuit ! Jamais le temps ne m’avait paru si long. Et puis, je ne sais, mais j’ai chaud… j’étouffe ; j’ai beau respirer, l’air me manque ; et mes mains sont brûlantes. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’ai-je donc ?

Et d’assise qu’elle était, se couchant brusquement, elle croisa ses deux bras sur le bord de son lit, et y laissa tomber sa tête. Ses traits alors se dessinèrent vaporeux et confus, à la lumière incertaine de la lampe ; c’était quelque chose d’aérien, d’insaisissable ; on eût dit que cette lueur tremblante, qui, tantôt dorée, brillait d’un vif éclat, tantôt obscure, ne jetait plus qu’un pâle reflet, donnait tour à tour à ce charmant visage une expression de douce sérénité ou de profonde amertume. Mais étaient-ce bien des ombres et des lumières factices qui éclairaient ou assombrissaient ce jeune front ? N’était-ce pas plutôt cette âme de vierge mobile et changeante qui s’y reflétait tour à tour sombre ou gaie, heureuse ou souffrante ?

Car qui saura jamais le cœur d’une jeune fille, abîme mille fois plus profond que le cœur d’une femme ? Entre elles deux, c’est la différence de l’idéal au vrai. Chez une femme l’avenir est fait, arrêté, presque prévu ; chez une jeune fille tout paraît voilé, tout est incertitude, désirs vagues, espoir et frayeur, joie et chagrin. Cette âme, c’est une harpe éolienne, vibrant au moindre souffle qui vient effleurer ses cordes sonores ; c’est une harmonie confuse, bizarre, sans suite, incomplète, et qui pourtant ravit et attriste, fait pleurer et sourire.

— Oh ! dit Alice, que je voudrais ne pas penser, être fleur, arbre, oiseau, m’envoler dans l’air, ou fleurir au bord d’un ruisseau ! Oui, je voudrais être fleur ! fleur qui se flétrit et qui tombe sans regretter sa mère. Mais pourtant qu’une fleur doit être isolée ! et quand le soleil se couche donc, quelle tristesse pour elle ! Une fleur, en voici sur la robe que j’avais hier au bal ! À voir leurs feuilles si vertes, leurs couleurs si vives, on les croirait véritables. Quel mensonge pourtant ! Et dire qu’une pauvre fleur des champs, bien vraie, bien naturelle, serait fanée, morte en un jour, tandis que ces menteuses garderaient encore longtemps leur éclat faux et emprunté !

Et je ne sais quelle rapide et fugitive pensée lui révéla, dans cette naïve comparaison, l’avantage d’une coquette fausse et froide sur une fille aimante et ingénue.

— Le bal ! reprit-elle, — et déjà l’expression mélancolique avait disparu, ses yeux brillaient, et par hasard la lampe étincelait aussi ; — le bal ! il était beau ce bal ! C’était la danse, des pas qui se croisaient, vifs et animés, des femmes étincelantes de pierreries, des femmes qui souriaient, des hommes qui souriaient, mais la bouche seule souriait. Il y avait sur tous ces fronts de l’ennui et de l’insouciance. Pourtant les diamants scintillaient, les parfums épandaient leurs suaves odeurs, les glaces flamboyaient de mille feux, de mille cristaux, et je ne sais pourquoi tout cet éclat ne remplissait que mes yeux ; mon âme resta vide et ne se souvient de rien. Car l’âme n’a pas de mémoire pour ce qui n’est que bruit et vaine couleur. Oh ! mon Dieu, que c’est triste de n’avoir pas seulement de quoi se souvenir ! Oui, qu’ainsi la vie est triste, triste, dit Alice.

Et déjà ses yeux bleus si doux se baignaient de larmes ; et c’est en soupirant qu’elle se retourna dans son lit, et que, arrondissant ses bras, elle joignit ses deux mains au-dessus de sa tête en enlaçant ses jolis doigts.