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Et la lampe touchait à sa fin, et les ombres luttaient contre cette lueur mourante. À ce moment le regard d’Alice se fixa sur la croix et la branche de buis attachées dans son alcôve.

— Voilà, dit-elle à voix basse, voilà le crucifix de ma mère, la croix qu’elle a baisée mourante, le rameau saint qui a béni son cercueil !

Et une larme roula sur sa joue pâle.

— Cette croix ne m’a quittée ni au couvent ni ici. Le couvent ! pourquoi m’a-t-on retirée du couvent ? J’y étais si bien ! Que j’aimais les fêtes de l’église, la vapeur de l’encens ! que j’aimais à porter les rubans de la bannière de la Vierge toute blanche et brodée d’or ! que j’aimais à chanter avec mes compagnes les beaux cantiques au bruit sonore de l’orgue ! Quelle douce et grave musique que celle de l’orgue ! Quelquefois elle me faisait tressaillir, elle me faisait mal ! Et les roses que nous effeuillions pour la Fête-Dieu ! et les vêtements que nous faisions pour les pauvres mères ! Et nos hymnes au Christ qui se sacrifia pour sauver le monde ! Quel dévouement ! Aussi, avec quel amour, quelle idolâtrie je chantais ses louanges ! Le servir dans son temple, l’adorer toute ma vie, l’adorer ! car je sens là, oh ! là, dit-elle douloureusement en appuyant avec force ses deux mains sur son sein qui bondissait… oh ! je sens là un immense besoin d’amour et de sacrifice.

Elle reprit après un moment de silence :

— Pourquoi m’emmener, me faire quitter la France ? j’aurais été si heureuse au couvent ! Aimer le Christ, le prier tout le jour, le prier surtout ! Y a-t-il quelque chose au-dessus de la félicité qu’on éprouve à le prier ? Oui, peut-être à le prier pour quelqu’un. Mais je suis injuste : je vais rejoindre mon père qui me laissa tout enfant. Et pourtant, malgré moi, ce voyage m’attriste et m’oppresse ; l’idée seule de voir mon père vient quelquefois rendre mes pensées moins sombres. Oh ! mon Dieu, dit-elle, pitié, pitié pour moi, si ce voyage doit m’être fatal !

Et la lampe s’éteignait. À peine, à de longs intervalles, sa flamme un instant ranimée éclairait faiblement la chambre et dessinait sur les murs de larges ombres tremblantes et fantastiques.

Le cœur d’Alice se serra. Elle eut presque peur ; et, poussée par ce besoin qu’éprouvent quelquefois les femmes de jeter leur sort aux mains du hasard et d’y chercher la science de l’avenir, elle s’écria avec une singulière exaltation, mais d’une voix ferme et convaincue :

— Je suis à jamais vouée au malheur sur cette terre, si la lampe expire avant que j’aie dit trois fois : Ma mère, qui es au ciel, prie Dieu pour ton enfant !

Et Alice, pâle, haletante, commença d’une voix altérée :

— Ma mère, qui es au ciel, prie Dieu pour ton enfant !

La lampe vacilla et jeta une faible lueur.

— Ma mère, qui es au ciel, prie Dieu pour ton enfant !

La lampe pétilla en lançant une vive clarté. Le cœur d’Alice fut soulagé d’un poids énorme, et confiante elle continua :

— Ma mère, qui es au ciel…

Mais la lampe pâlissante frissonna et s’éteignit avant qu’elle eût achevé sa prière.

— Oh ! ma mère, je suis perdue ! s’écria la jeune fille d’une voix déchirante.

Et, sanglotant, elle tomba, sa tête cachée dans ses mains. À peine une minute s’était-elle écoulée, qu’elle releva son visage baigné de larmes, comme pour jouir avec amertume des ténèbres qui lui prédisaient un avenir si funeste. Mais quelle fut sa surprise, sa joie, quand elle vit un doux et faible rayon du soleil, qui, bordant ses volets d’une légère lueur dorée, se jouait dans la chambre, et allait s’épanouir sur le Christ d’ivoire et le rameau béni, qu’il semblait entourer d’une pâle auréole de lumière. Cette tendre et mystérieuse clarté, si inattendue, si rassurante, qui se glissait au milieu de cette profonde obscurité, comme l’espérance dans un cœur souffrant, vint calmer la jeune fille et rendit sa tristesse moins cruelle.

— Oh ! ma mère, tu as entendu ton enfant ! dit-elle avec ivresse, avec délire, en s’agenouillant pour remercier Dieu.

Puis, fatiguée des émotions si vives et si diverses qu’elle avait évoquées, elle ferma ses yeux encore humides, entr'ouvrit ses lèvres roses, et les derniers mots qui s’exhalèrent avec sa fraîche et voluptueuse haleine furent :

— Ma mère… les anges du ciel… bonheur !

Et elle s’endormit entre une larme et un sourire.

Dors, jeune fille, dors ! Fasse le ciel que ce rayon matinal soit l’aurore d’un beau jour pour toi ! Dors ! Alice, qu’un songe gracieux et pur comme ton cœur vienne te bercer.

Dors, enfant ! peut-être les regretteras-tu ces nuits agitées, cruelles et presque sans sommeil.

Pauvre enfant, après avoir respiré l’atmosphère de ce monde brillant et paré, où tout est fleurs, parfums et lumière, ivresse et volupté, désirs brûlants et folles amours, peut-être les regretteras-tu, ces longues heures de solitude et de tristes rêveries ; peut-être, au milieu d’une gaieté convulsive et menteuse, les regretteras-tu, ces douces larmes que tu versais toute seule en pensant à ta mère. Peut-être regretteras-tu ton monde à toi, ton monde idéal que tu créais pour toi, que tu peuplais pour toi ; ton monde où tu étais souveraine, où, évoquant vingt avenirs, tu pouvais, insouciante et capricieuse, les effacer d’un souffle.

Dors, Alice ! et si ton cœur virginal pouvait jouir des tourments que tu causes, je te dirais que depuis hier soir le fils du lieutenant de la Salamandre, que Paul, le beau et timide Paul, que tu ne connais pas, est assis, pleurant, malheureux, au pied des rochers qui entourent le mur de ton jardin d’orangers, espérant toujours entrevoir ta figure d’ange à travers leur épais ombrage.


CHAPITRE XII.

L’auberge de Saint-Marcel.


C’est, je vous en avertis, une taverne peu commune.
Burke. — La Femme folle.

A los Borrachos… felicidad.
Juanillo Berès.


L’auberge de Saint-Marcel est une hôtellerie provençale située tout au plus à une demi-lieue de Saint-Tropez, assez proche de la côte, isolée, tranquille, éloignée de toute habitation, vaste, commode, en un mot une excellente taverne, une digne taverne, dans laquelle les buveurs ne sont au moins gênés ni par l’importunité des convenances sociales, ni par l’exigence des règlements de police.

Aussi les marins qui venaient par hasard mouiller à Saint-Tropez affectionnaient singulièrement cette hôtellerie. Après chaque campagne ils descendaient bien vite à terre, pour accourir joyeusement à cette chère auberge, toujours avenante, toujours gaie, toujours prête à les recevoir de son mieux, de quelque opinion qu’ils fussent.

En vérité, pour ces pauvres matelots cette taverne était comme une maîtresse qu’on est toujours sûr de retrouver après une longue absence, et qu’on n’interroge jamais sur les jours passés, pourvu que son accueil soit cordial et franc.

Or, l’accueil de l’auberge de Saint-Marcel était toujours cordial et franc ; un peu intéressé, il est vrai ; mais que voulez-vous ? Le vieux Marius, son possesseur, industriel assez versé dans l’étude des sciences abstraites, avait établi une échelle de proportion qui lui démontrait mathématiquement que l’argent des marins valait pour eux cinq fois moins que pour d’autres, par l’immense facilité avec laquelle ils le dépensaient : aussi leur faisait-il mathématiquement payer cinq fois la valeur de tout ce qu’ils consommaient chez lui. Voilà pour le moral de l’auberge de Saint-Marcel. Quant au physique, elle était blanche, avec une jolie terrasse entourée d’une légère balustrade de bois, où serpentait une de ces belles vignes du Midi, aux feuilles si vertes, au corps brun et noueux ; enfin les volets étaient peints en rouge, d’un vilain rouge, par exemple, d’un rouge de sang.

Et puis une modeste enseigne, représentant saint Marcel, se balançait au-dessus de la porte principale, abritée par une espèce d’auvent, formé par la saillie d’un grand balcon. Il y avait encore un bouquet de platanes et de tilleuls qui ombrageaient les tables de pierre dispersées çà et là sous cette délicieuse verdure.

Ce jour-là, il était assez tard, et le soleil disparaissait derrière les montagnes, en jetant des reflets éclatants et dorés sur les murailles blanches de l’auberge ; le ciel était pur, l’air calme, enfin tout annonçait un beau soir d’été. Et il n’y a rien de tel qu’un beau soir d’été pour prolonger un gai repas, à la lueur douteuse de la lune ; pour aspirer avec délice la brise de mer qui vient rafraîchir un front brûlant, rougi par un vin généreux. Or, à entendre les cris et les chants qui retentissaient alors dans l’auberge de Saint-Marcel, on pouvait présumer que la brise aurait bien des fronts à rafraîchir ce soir-là.

On pouvait aussi juger de l’importance des hôtes qui y banquetaient alors : par trois voitures dételées et abritées sous un hangar ; par un bruit, un tapage infernal, qui faisaient trembler le peu de vitres qui restaient encore, les portes, les volets, et agitaient jusqu’à la paisible et sainte image de saint Marcel, qui frissonnait au bout de son support ; par les plats, bouteilles vides ou pleines, verres, chaises et meubles, qui, partant de temps à autre des trois grandes fenêtres du balcon s’élançaient rapides, décrivaient paraboliquement leur courbe, et allaient éclater çà et là comme des bombes ; par des chapeaux, des habillements de toutes sortes, des carriks, des châles, des bottes à revers, des toques de femmes, et cinq ou six paires de bretelles qui prenaient à l’envi le chemin des assiettes et des chaises.

Mais aussi il est vrai de dire, il est juste de déclarer que jusque-là on n’avait jeté par la fenêtre ni homme ni femme. Il paraîtrait pourtant que ce genre de projectile allait succéder aux autres : car on vit descendre de la terrasse, attaché au bout d’un drap, le propriétaire de l’auberge, le père Marius, pâle, défait, se tordant, se démenant, jurant et maugréant.

Les mains invisibles qui tenaient le drap se trompant — on ne peut pas tout savoir — se trompant sur la véritable hauteur de la maison, lâchèrent un peu trop tôt, et le vieux Marius parcourut, ma foi très-rapidement, onze pieds qui lui restaient à descendre pour prendre terre. Il tomba sur les genoux en disant avec son accent provençal :

— Damnés chiens de ponantais[1] ! nous allons voir ! Et d’un bond il se releva et se précipita vers la porte : elle était fermée.

  1. Les Provençaux désignent ainsi les gens du Nord.