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— Sacredieu ! dit-il en portant avec vivacité la main à sa cuisse gauche ; enfants, il va se passer quelque chose dans l’air ! — Quoi donc, maître ? Est-ce que c’est le Pilote Vert qui vous hèle ça à l’oreille ? — Non, cordieu, garçons ! c’est mon baromètre, ma cuisse ! Depuis ma dernière blessure, je sais le temps d’avance, et je puis vous prédire quelque chose de soigné pour bientôt. Oh ! encore ! allons, allons ! debout, garçons, debout ! Assez de contes comme ça ! Il s’agit de veiller au grain, et nous en frisons un fameux ! — Au fait, maître, comme la lune a une drôle de couleur.

Et Bouquin, sans répondre, descendit rapidement chez le commandant, où l’état-major et les passagers étaient réunis.

— Mesdames ! dit Pierre après avoir regardé par une des fenêtres de la galerie, il n’y a aucun danger ; mais descendez dans le carré de la corvette, c’est prudent.

Puis ayant fait signe au commandant de rester chez lui :

— Allons, messieurs ! montons sur le pont voir ce dont il s’agit, et je redescends prendre vos ordres, commandant, et vous rendre compte de ce que c’est.

Les dames se rendirent dans le carré avec le commissaire et le docteur ; le commandant resta chez lui, Pierre et les officiers montèrent sur le pont. Il était temps !


CHAPITRE XXIII.

Le Typhon.


Tu arrives par un temps infernal, Étrik ?
Burke.


Quand le lieutenant arriva sur le pont, le sifflet de maître la Joie avait déjà rassemblé l’équipage.

La chaleur était lourde et insupportable, et on entendait gronder le tonnerre, non à coups redoublés et retentissants, mais avec un bruit sourd, égal et prolongé, comme le roulement d’un tambour couvert d’un crêpe.

La couleur de la lune devint de plus en plus opaque, et elle disparut sous une espèce de vapeur violette, qui, s’étendant avec rapidité sur le ciel, le voila d’une terne demi-teinte, et donna un reflet pâle et rouge à tous les objets.

Et les longues lames qui, malgré le calme, se déroulaient pesamment sur la grève, dégageaient tant de lueurs phosphorescentes qu’elles semblaient couvrir d’une écume de feu les rochers noirs de la côte, qui gardaient, dans leurs cavités, des traces flamboyantes du passage des vagues.

Et les poissons, venant à la surface de l’eau, y glissaient, se croisaient et se fuyaient, en laissant, sur cette mer calme et polie, de longs sillages de flammes qui étincelaient en cercles, en lignes, en losanges rapides et éblouissants.

Et une forte odeur de bitume se répandit tout à coup dans l’atmosphère déjà imprégnée, surchargée de fluide électrique, et y dégagea une foule de miasmes sulfureux qui pétillaient comme des bulles d’air au fond de l’eau.

Et un éclair blafard sillonna le ciel, et un violent coup de tonnerre retentit au-dessus de la corvette.

— Messieurs les officiers, à vos postes ! cria le lieutenant. Maître, les chaînes du paratonnerre sont-elles en état ? Assurez-vous-en, c’est d’une haute importance ! Je crains une trombe d’air, un typhon, dit-il à Merval. Cette rade fait entonnoir. Ah ! j’aimerais mieux un coup de cape ! Mais la brise ne se fait pas, et j’aime mieux entendre le vent parler. — Tout est paré là-haut ! cria une voix de la hune du grand mât.

Le sifflet de la Joie répondit que c’était bien.

— Merval, dit le lieutenant, veillez à…

Ici Pierre fut interrompu par un violent coup de tonnerre accompagné d’un éclair lumineux, ardent, qui sembla enflammer l’électricité depuis longtemps accumulée et condensée autour de la Salamandre.

En un instant, le sommet des mats, l’embranchement des vergues, les chaînes de haubans, enfin tout ce qui offrait la plus petite surface de fer, fut surmonté d’une flamme bleue, légère et rapide, qui, sans se fixer, voltigeait dans les ténèbres.

— C’est le feu Saint-Elme ! dit le lieutenant. Veillez à la barre, timonier, car le temps devient bien noir.

En effet, l’air devenait tellement épais, tellement dense, l’obscurité si complète, qu’on ne se voyait pas.

— Allumez les fanaux ! cria Pierre.

Mais à peine ce commandement était-il prononcé, qu’une immense colonne d’air est portée sur la corvette avec la rapidité de la foudre et une détonation épouvantable.

La commotion fut affreuse ; la Salamandre s’inclina sous le poids du vent, se pencha, et déjà sa lisse de tribord effleurait l’eau.

Pierre se précipita sur la barre.

Elle ne gouverne plus, commandant ! — s’écria-t-il comme s’il eût interrogé son chef. Puis il reprit : — Bien, commandant ! — À bas le mât d’artimon ! Coupez, la Joie, coupez tout !

La Joie courait chercher une hache. — Arrêtez… cria Pierre ; non non, il gouverne. Brave navire ! brave Salamandre ! disait-il en voyant la corvette se redresser noblement.

Et ce fut un grand bonheur, car à peine eut-elle repris son équilibre, que le typhon tomba sur elle avec toute sa violence, et semblait l’enfoncer au niveau de l’eau.

Les secousses étaient affreuses, saccadées ; le fluide électrique sillonnait le pont dans tous les sens ; les canons paraissaient enflammés, et le navire était comme entouré d’une auréole de feu ; les mâts et les vergues semblaient les conducteurs d’une immense machine qui allaient puiser dans les nuages le bruit et les flammes. À ces terribles détonations se joignait une vibration métallique et perçante ; les vergues craquaient sur leurs palans, et cette masse ignée paraissait d’autant plus éclatante que les ténèbres profondes entouraient et la mer et la côte.

Un moment, à la lueur funèbre qui entourait la Salamandre, on vit un canot qui faisait force de rames pour atteindre la corvette. Mais on ne le vit qu’un moment, car ce terrible phénomène dura à peine deux minutes ; la nuée électrique passa rapide et laissa la rade dans l’obscurité la plus complète. Pas un seul mot n’avait encore été prononcé à bord, tant la surprise avait été violente, lorsque ce silence fut interrompu par ces paroles :

— Ohé ! de la Salamandre ! ohé !… — Qui vive ? demanda le lieutenant. — Officier… embarcation du port. — Accoste, répondit-il. Puis s’adressant à la Joie : — Eh bien ! maître, est-ce que le typhon vous a rendu sourd ? n’entendez-vous pas ? Un officier… Allons ! allons ! aux tire-veilles.

En effet, la Joie, comme le reste de l’équipage, avait été paralysé un instant par cet incident si peu prévu. Peu à peu le calme revint ; on monta deux fanaux de la batterie. Le sifflet du maître se fit entendre, et Merval s’avança à la coupée pour recevoir l’étranger qui arrivait par un si mauvais temps. Le lieutenant était descendu chez le commandant, qu’il trouva couché sur un sopha, la tête sous les coussins et dans un état à faire pitié.

Merval n’attendit pas longtemps ; l’étranger parut bientôt sur le pont, accompagné d’un officier de marine et d’un enseigne qui devait compléter l’état-major de la corvette.

Merval les salua ; l’étranger lui rendit son salut, et lui dit :

— Monsieur, je suis le passager qu’on attend : pourrais-je parler à votre commandant, et seriez-vous assez bon pour faire placer à bord mon valet de chambre et mes gens qui sont dans cette chaloupe ? — Je vais donner les ordres nécessaires, monsieur. Mais vous avez été bien heureux d’échapper à la bourrasque qui a pris une autre direction. — En effet, c’est fort heureux, monsieur. Mais veuillez me mener auprès du commandant.

Merval pria Paul de conduire le passager auprès du marquis.

Il était impossible de voir les traits de M. de Szaffie, car un grand manteau noir tout trempé d’eau de mer l’enveloppait presque en entier ; seulement il paraissait de haute taille.

À peine l’étranger était-il descendu chez le marquis que Pierre reparut sur le pont.

— Enfin, dit-il à Merval, voilà notre passager arrivé ; et si la brise se fait, nous quitterons cette diable de rade. Mais faites donc décharger cette chaloupe. — J’en ai chargé votre fils, monsieur, dit l’enseigne un peu piqué. — Vous voulez sans doute parler de l’aspirant de service, répondit froidement Pierre, qui, selon son habitude et son rigorisme, isolait toujours les liens de la famille de la subordination et de la hiérarchie militaires. Puisqu’il a manqué à son service, punissez-le, monsieur de Merval ; vous êtes son supérieur.

Et le bon lieutenant lui tourna le dos.

Paul était descendu pour rassurer Alice et madame de Blène, que cet événement avait beaucoup effrayées, et qui étaient dans des transes horribles malgré les protestations du vieux médecin.

Au bout d’un quart d’heure le marquis monta sur le pont.

— Ah ! on respire, au moins, dit-il, et j’en avais besoin. Ah ça ! lieutenant, nous partons demain matin : notre passager le veut ainsi. — Ah ! c’est différent, s’il a le pouvoir de commander au vent de se faire du nord-ouest. — Mais si le vent le permet, mon ami ; c’est bien entendu. — Du reste, c’est possible : car le temps se dégorge, il tombe quelques grosses gouttes de pluie, et nous pourrions bien avoir du nord-ouest. — Tant mieux. Avez-vous vu le passager ? — Non, commandant. — Il n’est pas causeur ; il m’a demandé son appartement, a fait venir son valet de chambre, m’a salué, et s’est retiré. — Quelle figure a-t-il ? — Mais très-bien ; pâle, l’air un peu haut, un peu fier, de ces figures que… enfin il n’a pas ce qui s’appelle l’air d’un bon enfant. — Ma foi, commandant, peu m’importe ; mais ce qui m’importe davantage, c’est que vous m’accordiez toute cette nuit. — Pourquoi donc faire, lieutenant ? J’ai une horrible envie de dormir. — C’est possible mais vous ne dormirez qu’après avoir appris et m’avoir récité la manœuvre d’appareillage que vous commanderez peut-être demain ; il est impossible que vous vous en dispensiez. — Mais je dirai que je suis malade. — Avec le vieux Garnier, c’est impossible ; il vous dirait, il vous prouverait que vous mentez. — Mais… — Il n’y a pas de mais, commandant, ce sera ainsi. Mon poste est à l’avant, il faut que j’y sois. Une fois l’ancre levée, je revien-