drai vous trouver. — Allons, comme vous voudrez, dit le bon Longetour en soupirant et disant à part lui : C’est en vérité une autre Élisabeth, que ce diable de lieutenant.
Et les matelots couchés dans les batteries, en voyant les lampes briller chez leur commandant, se dirent :
— Il est enragé, ce vieux gueux-là ; il est à embêter le lieutenant sur la théorie, c’est sûr, pour voir s’il est fort sur la manœuvre. — As-tu vu, dis donc, Poirot, comme il a ordonné tout de suite de couper le mât d’artimon, quand la corvette a eu l’air de ne pas gouverner ? c’est un vieux dur-à-cuire qui ne boude pas. — Et qu’est-ce qui dirait ça à le voir avec sa redingote fourrée et son bonnet de loutre ? objectait un troisième. — Enfin la coque ne fait pas le navire, comme on dit, et nous allons d’ailleurs le voir travailler ; car on dit que c’est demain que nous filons notre nœud. — Ma foi ! tant mieux, car je commence à me scier ici.
Et bientôt, excepté les matelots de quart, l’équipage de la Salamandre fut enseveli dans un profond sommeil.
CHAPITRE XXIV.
Misère.
La promenade que l’enseigne Merval faisait le lendemain matin de l’avant à l’arrière et de l’arrière à l’avant de la corvette fut interrompue par des cris perçants qui partirent de la poulaine.
— Qu’est-ce donc ? demanda l’enseigne au timonier. — Rien, monsieur ; c’est qu’on s’amuse avec Misère ; car le vilain rat sera sorti de la cale. — Ah !… fit l’enseigne ; et il continua sa promenade, après avoir recommandé de s’amuser moins haut.
La cale d’un navire est la partie la plus basse du bâtiment ; elle est dans toute son étendue divisée et subdivisée en plusieurs cavités, dans lesquelles on renferme les poudres, les cordages, le vin, le biscuit ; c’est enfin un immense magasin où l’on va puiser sans cesse ; c’est la ville souterraine qui nourrit la ville supérieure.
Ville peuplée d’un peuple à part, car les caliers qui l’habitent ne paraissent que très-rarement sur le pont, sont voués aux travaux les plus pénibles, et arrangent leur existence au milieu de ces ténèbres éternelles. Mais aussi, comme à terre et en mer on a toujours prêté un pouvoir surnaturel aux gens qui vivent dans l’isolement, à terre, ce sont les ermites, les bergers, qui jouissent du don divinatoire ; en mer, ce sont les caliers.
— Quelqu’un sait-il l’avenir ?
C’est un calier.
— Quelque chose s’est-il égaré ?
On s’adresse au calier, soit comme adepte de la science de l’avenir, soit comme très-apte, selon les esprits forts, à connaître les lieux de recels toujours fort multipliés dans les profondeurs du faux-pont.
— Enfin, quelque singulier présage météorologique vient-il surprendre les matelots ?
On en demande l’explication au calier, qui, au dire des marins, n’est soumis par aucune influence étrangère, parce que, ne voyant jamais le ciel et ne connaissant rien au temps, il doit apporter la plus grande naïveté dans ses prédictions.
La fosse aux lions, partie réservée de la cale, est ordinairement l’habitation, le boudoir, le cénacle du maître calier.
Il en était ainsi à bord de la Salamandre ; et maître Buyk le calier était tellement attaché à sa fosse et peu jaloux de jouir de l’air extérieur et de la vue de la nature, que, lorsqu’on passa la corvette au feu, au lieu d’aller à terre, il demanda la permission de rester dans un ponton pendant le temps du radoub, et revint vite prendre possession de sa fosse sitôt que la corvette fut sortie du bassin.
Or, maître Buyk, d’ailleurs devin fort habile et fort estimé à bord, participait, quant au moral, de la froide dureté du parquet de fer qui couvrait son plancher. Voyez plutôt. Sur un coffre assez bas, un homme accroupi tenait sa tête dans ses mains. C’était maître Buyk.
Il portait pour tout vêtement un pantalon de toile grise, et pas de chemise, selon son habitude, vu la chaleur étouffante qui règne dans cet espace étroit et presque privé d’air et de jour. Il paraissait d’une taille moyenne, maigre, mais merveilleusement musclé. La lueur du fanal qui éclairait la fosse ne jetait qu’une clarté douteuse et rougeâtre. Il leva sa tête. Ses cheveux étaient gris et rares ; ses yeux creux et ternes ; ses pommettes saillantes ; et, par négligence, il portait sa barbe longue.
— Misère ! cria-t-il d’une voix forte.
On ne répondit pas.
— Misère ! Misère ! Misère !…
Silence.
— Misère ! Misère ! Misère ! Misère !
À la quatrième fois, une voix faible et éloignée répondit avec un accent de terreur :
— Me voilà, me voilà, maître… Me voilà…
Et la voix approchait en répétant toujours : — Me voilà ! me voilà !
Enfin, un enfant de sept à huit ans saute d’un bond dans la fosse : — C’était Misère.
Maître Buyk était toujours assis. Il fit un signe de la main. Misère sentit un léger frisson courir par tout son corps en allant prendre dans un coin de la porte une espèce de martinet fait de plusieurs bouts de corde à nœuds bien serrés. Il le présenta au maître ; puis il se mit à genoux et tendit le dos. Et c’était pitié que ce pauvre corps maigre, chétif, souffreteux, jaune et étiolé. Maître Buyk parla :
— Je t’ai appelé quatre fois, et tu n’es pas venu.
Et quatre coups fortement appliqués fouettèrent l’enfant, qui ne poussa pas un cri, pas une plainte, se releva, prit le martinet, dont il s’essuya les yeux sans que le maître pût le voir, le remit au clou, et revint se planter debout devant le maître.
— À présent, dis-moi : pourquoi as-tu tardé autant ? — Maître, on me battait là-haut. — Tu mens ! tu jouais. — Je jouais ! maître, je jouais ! mon Dieu ! je jouais ! Qui donc voudrait jouer avec moi ? dit le triste et chétif enfant avec un accent d’amertume indéfinissable. — Les autres mousses me battent quand je leur parle ; ils me prennent mon pain, ils m’appellent rat de cale. Et tout à l’heure, maître, on m’a fouetté là-haut parce qu’ils disent que dix coups de fouet à un mousse donnent du bon vent. — Oh ! maître, allez, vous m’avez bien nommé… Misère ! ajouta-t-il en soupirant, car il n’osait pleurer, et tout son corps meurtri et bleu tremblait comme la feuille ; la chaleur était étouffante, et il avait froid. — Quel temps fait-il donc ? — Depuis hier, il vente du nord-ouest, maître. — Et le vent du nord-ouest souffle toujours ? demanda Buyk d’une voix tonnante. — Oui, maître, dit l’enfant tout peureux. — Il souffle du nord-ouest ! répéta le maître tout pensif. — Oui, maître. — Qui te parle ? Et ces trois mots furent accompagnés d’un soufflet.
Maître Buyk tomba dans une profonde méditation qu’il n’interrompit que pour faire des figures et des signes avec des cailloux, des bouts de corde et son couteau. L’enfant ne bougeait ; immobile, craignant de s’attirer de nouveaux coups, retenant son haleine.
Et en vérité, Misère était bien à plaindre. Ce malheureux avait été embarqué à bord par pitié ; sa mère était morte à l’hôpital, et maître Buyk l’ayant pour ainsi dire adopté, en avait fait son mousse, et lui faisait bien, je vous assure, payer le pain qu’il ne mangeait pas toujours, le pauvre enfant ! Enfin Misère était si chétif, si souffrant, que, pour cet être maladif, il eût fallu de l’air, du soleil, des jeux d’enfant, bruyants et animés, une bonne vie joyeuse et insouciante, du repos et du sommeil. Lui, au contraire, ne quittait la cale que le moins possible, tant il redoutait les autres mousses, qui le pourchassaient, le tourmentaient et le battaient. Aussi le seul plaisir du misérable, c’était la nuit, pendant que son maître dormait, de se glisser comme une couleuvre sur le pont, de monter sur les bastingages, et de là dans les porte-haubans.
Alors sa pauvre figure souffrante s’épanouissait, frappée, ranimée qu’elle était par ce bon air marin ; il éprouvait un bonheur d’enfant à voir les lames bondir, bouillonner, et se briser sur l’avant du navire en l’inondant d’une clarté phosphorescente ; à regarder les étoiles briller dans le ciel, à écouter la voix de la mer, et à rester une heure sans être battu. Mais ces moments de vif plaisir étaient courts et rares, tant il craignait de ne pas répondre à la voix terrible de maître Buyk. Aussi, par instant, le faible cerveau de ce malheureux se dérangeait. Alors, pâle et livide, un affreux sourire sur les lèvres, agrandissant ses yeux d’une manière horrible, il disait de sa petite voix grêle et stridente :
— Le rat de cale a de bonnes dents, et il rongera la noix.
Et en prononçant ces paroles inintelligibles, il tournait sur lui-même avec une effrayante rapidité ; puis enfin, épuisé, il tombait dans un sommeil léthargique, que son maître interrompait à grands coups de corde, le rappelant ainsi à lui-même. Toujours est-il que maître Buyk lui ordonna d’aller chercher maître Bouquin. Le mousse monta en soupirant dans la batterie, car il prévoyait ce qui l’attendait. En effet, à peine parut-il, que ce furent des cris accompagnés de coups.
— Ah ! te voilà, rat de cale ! À toi, rat de cale ! criait l’un. — C’est ce gredin-là qui mange les câbles et boit le goudron, disait un autre. — Tiens, Misère, mets ça dans la soute aux coups de poing ! — Au rat ! au rat ! au rat !
Et tous les marins, et surtout les mousses de la batterie, hurlant, trépignant, poursuivirent Misère, qui semblait glisser entre les canons comme une couleuvre, tant la peur lui donnait d’agilité.
Enfin il grimpa sur le pont pour chercher maître Bouquin. Nouveau malheur : maître Bouquin causait avec le lieutenant sur l’arrière ; et il savait à quoi il s’exposait s’il eût mis le pied sur cette partie du pont réservée aux officiers. Enfin, le bonheur voulut que maître Bouquin finit sa conversation.
— Maître Buyk vous demande, maître Bouquin, dit le mousse. — Ah ! c’est toi, mauvais rat ! J’y vais. Va lui dire, et empoigne…
Et maître Bouquin accompagna cette réponse d’un coup de pied, comme pour ne pas déroger à l’habitude contractée à l’égard de Misère, puis descendit dans la fosse aux lions en disant : — Que diable me veut-il, le vieux sorcier ? En voilà un qui peut se vanter d’être fameusement philosophe !