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on se remet à adorer son mari, ou à dire : Mère, bénis ta fille ! Alice croyait rêver. Cette raillerie froide et calme la confondait. La pauvre enfant ne sut que répondre. — Moi, reprit Szaffie, si j’avais à être aimé d’une femme, je voudrais que rien ne passât avant son amour pour moi. Cet amour, d’abord avoué haut, au grand jour ; fille ou femme, peu m’importe. Il faudrait qu’elle sacrifiât à cet amour réputation, convenances et vertu.

— Grand Dieu ! Szaffie, dit Alice à voix basse ; est-ce donc ainsi qu’il faut vous aimer ? — Oui, — dit Szaffie avec une expression de hauteur et de raillerie. — Eh bien ! dit Alice, ainsi je vous aimerai, Szaffie. Oui ! reprit-elle ; et ses yeux se remplirent de larmes. — Oui, si vous le voulez, je le dirai à la face du ciel… Je dirai : Je l’aime ; je n’aime que lui. Je me suis perdue pour lui : j’ai oublié vertu, honneur, devoirs ; et maintenant son amour, c’est ma vertu, c’est mon honneur, c’est tout moi. Oui, je le dirai, Szaffie : je suis fière d’être heureuse par lui, et méprisée pour lui ! s’écria Alice rayonnante.

Et elle prit la main de Szaffie, qu’elle voulut baiser. Il la lui retira.

— Et qui vous dit que vous seriez aimée ?… que vous êtes aimée ? lui demanda-t-il amèrement. — Oh ! comme tu disais, Szaffie : cet instinct qui nous avertit que notre sensation est partagée. C’est l’amour qui me dit cela ; l’amour et le souvenir de ma faute… Non, non, Szaffie, de mon bonheur, voulais-je dire. — Mais l’amour te trompe, jeune fille ! — Je ne vous comprends pas, Szaffie, dit Alice tremblante. — Eh bien ! comprends-moi donc…

Ici la porte de la galerie du commandant s’ouvrit avec fracas, et le lieutenant parut.

— Enfer ! malédiction ! dit-il ; ce misérable Bidaud a fait une erreur de calculs ! nous devons être sur le banc Térim. Votre routier, votre routier, commandant ? vite ! vite !

Et Pierre, sans répondre aux interpellations du marquis, d’Alice, de Szaffie, prit un compas, fit un calcul, et s’élança sur le pont. On a dit que Pierre, confiné aux arrêts, avait remis le soin de faire la route à l’enseigne Bidaud, qu’il croyait capable. Celui-ci, soit erreur, soit ignorance, calcula mal, et se crut beaucoup plus éloigné du banc qu’on ne l’était réellement. Pourtant, depuis deux ou trois heures, la couleur de l’eau changeait visiblement ; on prenait une foule de poissons, et les longues herbes qui flottaient de toutes parts annonçaient que l’on naviguait sur un haut-fond. Paul avait été retiré de l’état de stupeur dans lequel la conversation de Szaffie l’avait plongé par maître la Joie, qui lui dit, en lui touchant respectueusement le bras :

— Monsieur Paul, je viens de lire mon flambeau de la mer, et il me dit que nous courons sur le banc Térim… Voyez donc cette eau, ces herbes… Cordieu ! monsieur Paul, le lieutenant sérait mieux ici que dans sa chambre !

Paul regarda l’eau, et comprit tout le danger qui échappait aux yeux de l’enseigne Bidaud, persuadé que l’on était bien loin de ce dangereux parage. Paul, cette fois, rompit la consigne, et prévint son père, qui, effrayé, monta sur le pont, de là chez le commandant, pour s’assurer de l’effrayante position du navire. Par son ordre, maître Bouquin avait jeté la sonde. On faisait à bord un grand silence ; car cette épreuve était décisive.

— Eh bien ! dit Pierre avec anxiété à Bouquin, penché en dehors du porte-haubans. Combien ? — Nous sommes par dix-huit brasses, lieutenant, dit le marin en retirant la sonde.

Il y eut un moment, sur la figure si impassible de Pierre, une expression rapide de douleur, de résignation, de désespoir. Pourtant il sauta sur son banc de quart, et commanda avec son sang-froid habituel. Seulement son ton bref, pressé, impératif, annonçait que la manœuvre était d’une haute importance.

— Range à hâler bas les bonnettes ! cria-t-il ; et venez au vent, timonier. Bouquin, quelle est la sonde ? — Quinze brasses, lieutenant. — Au vent, monsieur ; tout au vent ! Entendez-vous ? cria-t-il avec une vivacité extraordinaire. Et il attachait ses yeux ardents sur la voilure. Loffez ! loffez tout.

On était sur le banc Térim. Il n’était plus temps. La corvette en loffant donna presque aussitôt un coup de talon. Elle courut encore un moment, en donna un second, enfin un troisième. Elle s’arrêta dans un endroit où la sonde n’annonçait pas cinq mètres d’eau. La dernière secousse répondit profondément au cœur de chacun.


CHAPITRE XLIII.

Le Banc de sable.


Homme immortel, admire les beautés de la nature, et dis, dans la joie de ton cœur : — Tout est à moi ! — admire-les pendant qu’il est permis à tes yeux charmés de les voir encore. Un jour viendra où elles ne t’appartiendront plus.
Byron. — Lara.

Voici bientôt l’homme face à face avec l’homme.
M. S. J. — Pensées diverses.


Au premier coup de talon que donna la corvette en s’échouant sur le banc de sable, l’équipage poussa un grand cri d’étonnement. Au second coup, on fit silence. Au troisième, on ne cria pas, mais un sourd gémissement s’échappa de toutes les poitrines. Il y avait pourtant encore de l’espoir, dans ce long soupir. Mais au quatrième coup, quand la Salamandre, brusquement arrêtée au milieu de sa course, craqua dans sa membrure, désunie par les secousses profondes et sourdes qui faisaient osciller sa quille, comme le corps d’un énorme serpent qui se remue ; alors un seul cri, un cri déchirant, immense, retentit au-dessus du bruit des lames qui grossissaient et venaient déferler sur les flancs de la corvette.

Et puis l’équipage se tut, car ce cri était celui de l’instinct vital qui avait prédominé un instant sur l’habitude et la volonté. Ce cri, poussé par l’homme et non par le marin, avait été la dernière expression d’une nature qui devait faire place à l’abnégation du soi, au dévouement et au sang-froid, au milieu des affreux périls que cet événement présageait. L’équipage redevint donc calme et impassible ; le sifflet de maître la Joie retentit, et chacun se rendit à son poste, sans craindre et sans mépriser le danger. On attendait le lieutenant, qui était descendu chez le commandant. Alice et sa tante s’y trouvaient, et étaient dans un état de stupeur difficile à décrire.

— Mesdames, dit Pierre, tout n’est pas entièrement perdu ; mais il y a beaucoup à craindre ! Veuillez descendre dans le carré, sous la conduite du docteur.

Alice et sa tante descendirent.

— Monsieur, dit Pierre à Szaffie, le concours d’un homme de cœur ne peut qu’être fort utile dans une telle circonstance. Voulez-vous bien monter sur le pont ? — À vos ordres, monsieur, dit Szaffie. Seulement je prends quelques papiers.

Il entra un instant dans sa chambre, prit une bourse, une boite de vermeil assez grande, et monta sur le pont.

Pierre resta seul avec le commandant, pâle, défait, entièrement démoralisé.

— Monsieur, lui dit Pierre, par votre ignorance vous venez de faire échouer la corvette, en donnant raison à Bidaud contre Merval. La route que ce dernier officier indiquait était la seule, la bonne. Ceci n’a rien d’étonnant et devait arriver… Ah ! monsieur ! monsieur ! les protecteurs imprudents qui vous ont nommé vont peut-être avoir à se reprocher d’affreux malheurs. Enfin, le mal est irréparable ; mais, comme je n’ai pas envie de vous voir recommencer la scène de l’autre jour, vous ne quitterez pas cette chambre.

Le bon marquis fut allégé d’un poids énorme.

— Vous allez vous coucher dans votre cadre. Je dirai qu’à la dernière secousse, un de vos meubles vous a grièvement blessé, que vous ne pouvez paraître sur le pont. — Lieutenant, nous sommes donc perdus ? — Ça se peut. Mais comme vous pouvez avoir peur et monter en haut, je vais vous enfermer ici. Quand il n’y aura plus que vous et moi à bord, alors je viendrai vous ouvrir, et nous nous embarquerons les derniers ; c’est dans l’ordre. — Mais, mon Dieu ! dit le marquis en se dressant sur son séant ; si…

Pierre était déjà dehors, et le marquis entendit le bruit des serrures des trois portes, que le lieutenant ferma successivement. Quand Pierre reparut sur le pont, il était revêtu de son grand uniforme, comme en un jour de combat ou de fête.

Il monta sur le banc de quart.

— Enfants ! dit-il, tout n’est pas désespéré. Il faut de l’ordre dans ce que nous allons tenter pour relever la corvette. Le commandant vient d’être dangereusement blessé et ne peut paraître ; mais j’ai reçu ses instructions, et il veille sur vous. Si nos efforts ne peuvent rien, alors, ayant fait notre devoir, nous abandonnerons la corvette, en sauvant les femmes, les malades, les mousses, les novices d’abord, puis vous, puis les officiers, et moi et le commandant les derniers. Je compte sur vous, comptez sur moi.