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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/95

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Puis, se retournant vers le timonier :

— Maître, dit-il, hissez le grand pavillon de France.

Et le drapeau blanc déroula majestueusement ses larges plis, au milieu du profond et religieux silence de l’équipage. Pierre le montra aux marins, et dit : — Mes braves matelots, pensez à cela. — Blanc ou tricolore, c’est toujours la France… Soyez-en dignes. — Vive la France ! — Vive la France ! cria l’équipage tout d’une voix avec l’exaltation du sang-froid, si l’on peut s’exprimer ainsi, et chacun se mit à l’œuvre.

Le banc sur lequel la corvette avait échoué étant composé de vase et de petits coquillages, elle resta quelque temps immobile dans le sillon qu’elle y avait creusé. Si la brise n’augmentait pas, si la mer ne devenait pas trop grosse, on pouvait donc espérer quelques chances de succès. Aussi, grâce à l’inconcevable activité de Pierre, qui paraissait se multiplier, on commença les importants travaux du sauvetage dans un morne et religieux silence. On allégea la corvette de tous ses poids, de son artillerie ; les voiles furent amenées avec précipitation, on dépassa les mâts de perroquet, on recala les mâts de hune, et tout fut disposé pour retirer la Salamandre de ce dangereux écueil. Le calier l’avait bien prédit. — Matelot, disait Bouquin à la Joie, la corvette est f… — Que veux-tu ? répondit la Joie en faisant étalinguer un câble, que veux-tu ? les corvettes, comme les matelots, c’est pas éternel ; c’est comme les verres : si ça ne se cassait pas, ça durerait trop longtemps. — Tiens, la Joie, il y a là-bas un nuage roux qui me fait loucher. Ah ! le gueux, est-il vilain ! C’est du vent, c’est sûr. — Ne le regarde pas, et aide-moi à raidir l’étai de grand mât. — Oui, matelot ; mais ça porte malheur au lieutenant d’avoir voulu poignarder le commandant. — Ça lui porte bonheur, dis donc. Comment, Bouquin ! dans un naufrage, il peut se noyer, et j’aime mieux ça que de le fusiller ; c’est bon pour les soldats. — Allons, la Joie, on a mouillé l’ancre là-bas : nous allons voir si l’on peut dégager la corvette ; ça va se décider, matelot ; voilà l’instant décisive, comme dit c’t autre. Et puis, comme dit l’Ottoman, si ça se fait, ça se fera ; si ça ne se fait pas, eh bien, ça ne se fera pas.

Paul, Merval, Bidaud, étaient dans la batterie à l’avant, et avaient exécuté les ordres de Pierre : — au moyen de câbles que l’on fit mouiller à une longue distance de la Salamandre, on vira au cabestan, qui, faisant rappel sur les ancres, devait attirer peu à peu le navire sur la partie déclive du banc et le remettre à flot. En effet, il avança de quelques pieds. Mais malheureusement, ce fond de vase n’offrant pas de tenue aux pattes des ancres, elles ne purent y mordre ; elles cédèrent, et la Salamandre ne bougea plus. Pierre fit alors poser deux béquilles ou mâts de chaque côté pour la soutenir, dans le cas où elle viendrait à chavirer. Puis, voyant l’horizon se marbrer de nuages rougeâtres et rapides, il reconnut que le vent se faisait, car les lames devinrent plus creuses en déferlant sur ce haut-fond.

La Salamandre, immobile jusqu’alors, commença à ressentir quelques légères secousses que lui imprimait la force croissante des vagues. Pierre regarda encore un moment à l’horizon, consulta la boussole, et se dit : — Tout est fini ; à juger du vent, il nous reste à peine une heure pour construire un radeau, et c’est notre dernière espérance. Ce qu’il y avait de bizarre dans cette affreuse position, c’est qu’aux yeux mêmes des marins le danger ne se présentait pas sous une forme menaçante : le ciel était encore pur ; la mer assez belle, la corvette presque immobile. Ce n’était pas enfin un de ces naufrages déchaînés et impétueux, où les lames furieuses vous emportent et vous brisent sur des rochers aigus. Non, c’était un naufrage calme et effrayant comme une colère froide, un naufrage dont il était possible de calculer les chances et les progrès avec une exactitude presque mathématique ; c’était une mort dont on pouvait préciser l’heure. On pouvait se dire : — L’horizon est à dix lieues, le grain s’y forme, dans une heure il tombera à bord ; et alors cette mer si unie se gonflera fouettée par la force du vent, déferlera sur ce haut-fond, et à chaque lame la corvette sera enlevée, puis précipitée sur le banc de toute la hauteur de ces énormes vagues. Or, au bout de dix minutes, ce sera fini de la Salamandre.

Ce raisonnement détermina Pierre à ordonner la construction d’un radeau. Szaffie observait tout avec un sang-froid imperturbable ; il souriait presque, car il prévoyait quelque drame effrayant ; et, quoiqu’il dût y avoir son rôle comme le reste des passagers, il ne le redoutait pas ; car le seul côté favorable de son affreux caractère était un courage indomptable et un profond mépris de la mort, que sa vie explique peut-être.

— Peut-être aussi, pensait-il, vais-je voir enfin la civilisation aux prises avec la nature brute, les sentiments les plus purs luttant contre l’instinct animal. Peut-être vais-je savoir à quel degré de notre échelle organique l’esprit le cède au corps, l’âme à la bête. Oh ! ceci sera bien curieux.

Et il promenait sur tout son regard pénétrant.

— Enfants, avait dit Pierre, il ne faut pas vous le cacher, il ne reste aucun moyen de sauver la corvette. Travaillons à un radeau, c’est notre seule chance de salut pour gagner la côte.

L’équipage vit clairement que tout était perdu. Il eut bien un moment de regret intime de quitter cette bonne Salamandre qui les berçait depuis si longtemps ; mais la nécessité l’emporta, et les marins se mirent à travailler au radeau avec cette insouciance qui les caractérise. Dans le radeau, ils ne voyaient qu’un navire moins commode, voilà tout.

— J’y suis pas encore embarqué, à bord d’un radeau ; et vous, Parisien ? demandait un novice. — J’y suis embarqué deux fois. Une navigation superbe. De l’air, oh ! une très-bonne air ; c’est pas comme dans ces gredins de faux-ponts où l’on étouffe. Et puis au ras de l’eau, garçon, on est au ras de l’eau ; ce qui fait qu’on peut s’amuser à tirer les requins par la queue, et que de son lit on n’a qu’à allonger le bras pour prendre des bonites à la main : et tu m’avoueras que c’est flatteur. — Veux-tu te taire. Parisien, et travailler, carogne ? dit la Joie ; et toi, eh ! novice !… Regardez-moi ce b…-là ! il est adroit de ses mains comme un cochon de sa queue. — C’est que tout le monde, objecta le Parisien, n’a pas l’agrément d’avoir vu le jour dans la capitale, et d’être un malin, un crâne, un fameux, un…

Un glorieux coup de poing du maître interrompit cette vaniteuse nomenclature.

— Tu ne veux donc pas mordre ta langue, chien de nègre, marron, caïman, et travailler au radeau, puisque nous n’avons plus que ça. On t’a bien nommé Parisien[1], va ? Veux-tu travailler sans parler, que j’te dis ? — On y va, on y va, maître, dit l’incorrigible Parisien ; j’ai entendu : vous m’avez dit ça sur l’oreille gauche, en rabattant du côté de la joue.

Et la construction du radeau avançait rapidement ; au-dessous des mâtures dont l’assemblage composait sa masse, Pierre fit placer quelques rangs de barriques vides pour le soutenir et l’élever au-dessus du niveau de l’eau. Il fit ensuite déposer de menu bois entre les charpentes et par-dessus les pièces principales, de manière à établir une plate-forme, la plus unie possible, qui fut recouverte de planches ; ensuite, des chandeliers de bastingage, installés tout autour du radeau, devaient supporter des filières en corde, faisant garde-corps.

Enfin, quelques pierriers y furent descendus pour servir de signaux ; on y planta, le plus solidement que possible, un petit mât de hune, garni d’une voile de perroquet ; on munit encore le radeau de poudre, d’une boussole, d’un compas, et cette frêle machine fut amarrée par un grelin à l’arrière de la corvette. À peine ces travaux étaient-ils terminés, que la mer, qui avait considérablement grossi pendant le temps qu’on mit à la construction du radeau, devint forte et houleuse ; le vent était sec et serré, et les lames, se brisant sur le banc, commençaient à ébranler la corvette. Pierre pâlit, et ordonna de couper les bas mâts, pour alléger le navire. À ce moment, le calier monta pour annoncer que la quille crevait. En effet, les vagues, devenant de plus en plus hautes et fortes, commençaient à soulever la Salamandre. D’après l’ordre de Pierre, on se jeta aux pompes. Elles ne purent franchir. Il ne restait aucun espoir de conserver la corvette. Pierre ordonna le départ à l’instant.

— Et nos sacs ! dirent quelques marins.

Le sac d’un matelot contient toute sa fortune, tout son avoir.

— Il s’agit bien de vos sacs ! s’écria Pierre ; je défends à qui que ce soit de descendre dans ce faux-pont. Tout le monde aux embarcations, à son numéro ; les gabiers et chargeurs, au radeau !

Et aucun marin ne songea davantage à son sac.

— Monsieur, dit Pierre à Merval, vous allez faire embarquer d’abord les malades dans la chaloupe, puis les femmes, les mousses, les novices et les matelots. Vous donnerez une touline au grand canot, et vous remorquerez le radeau. Moi et le commandant, nous nous embarquerons les derniers dans la yole.

Puis voyant au loin la nappe d’écume qui arrivait avec le grain :

— Embarque, embarque ! cria-t-il, car le temps presse.

Et ce fut un admirable spectacle que ces hommes impassibles, graves, silencieux, allant rejoindre leur poste, quittant ce navire un à un, ce navire où ils laissaient tout ce qu’ils possédaient au monde, pour affronter des périls incalculables, et tout cela sans se plaindre, sans un mot de regret ; allant là comme à une manœuvre, tant était absolue et entière la discipline que Pierre avait établie à bord ! Quand les embarcations furent garnies de leurs équipages, on procéda à l’embarquement des malades. Le vieux Garnier les accompagnait, ployant sous le faix d’une énorme caisse, dont il ne voulait charger personne. — C’était pour ses enfants, disait-il.

— Allons, allons ! ajouta-t-il, allons, mes enfants ! le mouvement vous fera du bien ; et puis vous changerez d’air. Au total, vous y gagnerez.

Et, en leur adressant ces singulières consolations, le bon docteur les arrangeait le mieux possible dans la chaloupe. Puis parurent à la coupée Alice et sa tante, accompagnées de leurs femmes. Chose singulière, Alice avait toute sa raison, était d’un admirable sang-froid, et encourageait sa tante. Cette organisation nerveuse et exaltée puisait sa grande énergie dans l’horreur même de cette position. Seulement, en voyant Szaffie, elle pâlit. On amarra les femmes dans un fauteuil, et on les descendit l’une après l’autre sur le radeau. Paul le commandait. Le malheureux enfant, étourdi par tout ce qui venait de se passer, par l’action de son service, avait presque oublié ses chagrins. La vue d’Alice les lui rap-

  1. L’épithète de Parisien passe généralement dans la marine pour une insulte. Voir le Dictionnaire de Marine de Willaumez.