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pela tous. Son cœur se brisa ; il détourna les yeux, une larme brûlante s’en échappa. Et Alice était assise près de lui, à le toucher. Ce fut un moment de douleur atroce. Le porte-voix de Pierre résonna, et on prêta l’oreille.

— Tout le monde est-il à son poste ? — Oui, lieutenant, dit Merval ; j’ai donné la touline au radeau, et j’attends vos ordres. — Oui, lieutenant, dit Bidaud ; je remorque la chaloupe, et j’attends. — Oui, lieutenant, dit enfin Paul ; le radeau est paré, et j’attends vos ordres pour larguer l’amarre. — Les boussoles et les instruments y sont-ils ? demanda encore le lieutenant. — Je les ai dans la chaloupe, dit Merval. — Avez-vous aussi le coffre des journaux ? — Il est attaché au mât du radeau, répondit Paul. — Eh bien, dit Pierre, que les seconds maîtres de chaque embarcation fassent l’appel pour s’assurer que personne ne reste à bord.

On fit l’appel ; l’équipage était complet, moins les six gabiers qui armaient la yole dans laquelle Pierre devait rejoindre le radeau.

— Range à larguer l’amarre ! cria alors Pierre d’une voix retentissante, quoique profondément émue, et Bouquin leva son couteau sur le seul cordage qui retînt encore le radeau à la Salamandre. — Largue tout ! cria Pierre.

Et le cordage tendu étant coupé, le radeau s’éloigna, remorqué par les canots.

Ce dernier commandement fut celui qui porta le plus au cœur des marins. Ce cordage était le dernier lien qui attachât leur existence à la Salamandre ; une fois rompu, il n’y avait plus d’espoir, tout était fini entre eux et la corvette. Il était temps d’ailleurs, car les lames devenaient affreuses. Une, entre autres, accourant du large, s’avançait, s’avançait monstrueuse et bouillonnante, se dressant presque à la hauteur des hunes de la corvette : mais quand elle rencontra la résistance que lui opposait le banc, alors, doublant de force et de violence, elle prit la corvette en flanc, et lui donna une telle secousse, qu’elle la coucha presque sur tribord, et que Pierre et ses six gabiers furent renversés sur le pont. Pierre s’apprêtait à descendre chez le commandant, pour le délivrer et l’embarquer avec lui dans la yole. Comme il mettait le pied sur la première marche de l’escalier, il fut jeté avec tant de force sur l’angle du panneau, qu’il se fit à la tête une affreuse blessure ; et la commotion fut si forte qu’il tomba évanoui et couvert de sang. Szaffie était resté aussi à bord, car il voulait tout voir jusqu’à la fin. Ce fut lui qui releva Pierre, banda sa plaie avec son mouchoir, et dit aux canotiers, tout émus de l’accident arrivé au lieutenant :

— Allons ! embarquons-nous : la mer devient mauvaise, le radeau est déjà loin, et nous aurons affaire pour le rallier.

On descendit le pauvre lieutenant dans la yole, que la force des lames élevait quelquefois à la hauteur des bastingages ; et Szaffie, jetant un dernier regard sur le pont, dit avec un affreux sourire :

— Ce que j’aime assez, c’est que ce bon marquis reste là. Il va bien s’ennuyer tout seul.

Et le canot s’éloigna le dernier de la Salamandre. Il atteignit bientôt le radeau, où l’on déposa Pierre, toujours évanoui. Le marquis y restait oublié ; mon Dieu ! oui. Les gens de la chaloupe le croyaient dans le radeau, et les gens du radeau le croyaient dans la chaloupe. Le fait est qu’il était à bord de la Salamandre. Pauvre corvette ! Tous les yeux se tournaient vers elle, qui apparaissait encore quelquefois quand les lames s’abaissaient, se dressant, sombre et lugubre, avec son immense pavillon blanc que le vent déployait comme un linceul sur le ciel noir et orageux.

Une fois sorti des acores du banc, le radeau navigua plus facilement ; la mer était forte ; mais, ne brisant plus sur un haut-fond, elle était tenable. Au bout d’une heure, on ne voyait plus la corvette ; seulement, à de longs intervalles, on distinguait son pavillon, mais vague comme les ailes blanches du goëland qui vole au loin. Puis on ne vit plus rien, car la nuit approcha, et le temps devint bien sombre, bien sombre !


CHAPITRE XLIV.

Nuit d’été.


C’est un esprit que le destin a déchaîné contre moi pour m’obséder. Je ne forme pas une espérance, que le serpent infernal ne se précipite sur mon passage.
Schiller. — Marie Stuart.


C’est une douce clarté que la clarté de la lune, quand elle se reflète brillante et pure sur l’eau paisible d’un lac ; mais alors que, souvent cachée par des nuages épais et rapides, elle apparaît, à de longs intervalles, rouge et sanglante comme un sinistre météore, oh ! que sa lueur funèbre est le digne flambeau d’une nuit d’orage et de désespoir ! Nuit terrible que celle-ci !… Les flots soulevés, impétueux, noirs, marbrés d’une écume blanche, se heurtaient, se confondaient en un immense tourbillon dont les mille crêtes se dessinaient sombres sur le ciel transparent, quoique voilé, de la Méditerranée. Et quel bruit ! Si parfois la tempête abaissait sa voix tonnante qui mourait en effleurant les vagues d’un sourd gémissement, après un affreux silence elle se prenait à rugir avec une nouvelle furie. C’étaient alors des sifflements aigus et métalliques, un grondement lourd et roulant, des éclats secs, précipités et plaintifs qui ressemblaient à des cris d’angoisse.

C’était le choc des lames qui se brisaient, bondissantes sur le radeau. Car le radeau tournoyait sur ce gouffre béant, tournoyait au milieu de cette effroyable tourmente. Le radeau tout seul ; les embarcations non pontées, qui le remorquaient, n’avaient pu tenir contre cette mer déchaînée. Elles avaient sombré, corps et bien, avec Merval et Bidaud et leur équipage. Sombré en engloutissant avec elles les boussoles et les vivres ! — le corps et l’âme du radeau ! Et le radeau voguait au souffle indompté de la tempête, car son mât s’était plié, rompu, brisé. Mais ses poutres unies, son plancher n’offrant aucune résistance, aucune surface à la violence du vent, il ne pouvait couler. Seulement, à chaque coup de mer, il était entièrement inondé, submergé, balayé par les lames qui s’y abattaient et le traversaient dans toute sa longueur. Et depuis cinq jours cette tempête durait.

Aussi, ce n’est plus l’équipage fringant, brave et soumis de la Salamandre qui se presse sur cette frêle machine : c’est une troupe affreuse et maudite. Ce sont des êtres sans noms, décolorés, cadavéreux, trempés d’eau, échevelés, aux yeux sanglants et farouches, aux barbes longues, aux vêtements en lambeaux, qui ont de hideux sourires sur leurs lèvres gercées et saignantes ; car depuis cinq jours aussi la faim les dévore. Ce sont des hommes livrés à toute la fougue impérieuse de leurs besoins. Hors l’instinct vital, chez eux tout est mort. Il n’y aurait d’espoir que dans un prompt trépas.

Mais non ; la faim crispe leurs entrailles ; la soif brûle leur gorge ; leurs blessures, vives et rouges, sont encore avivées par l’âcreté du sel marin, ils ont la rage au cœur et le blasphème à la bouche : mais ils tiennent à la vie, ils s’y attachent des étreintes de l’agonie. Arrivés à ce point, le suicide leur est impossible ; car le suicide est un raisonnement, et ils ne raisonnent plus.

Et puis, c’est que le suicide grandit rarement au milieu des privations et de la misère… — Il lui faut des jouissances somptueuses et enivrantes, des parfums et des femmes, des fleurs et des vins exquis. Il lui faut concentrer, en un seul, tous les plaisirs rêvés ou connus, en remplir sa coupe d’or étincelante de pierreries, et dire, après avoir humé la dernière goutte de cette ambroisie : — La coupe est vide !… Adieu.

Car alors seulement la vie dégoûte, parce qu’elle a débordé par tous les sens. Mais au sein des maux les plus affreux, alors qu’un souffle vous reste à peine, oh ! on le soigne, on l’attise ce souffle, comme on avive la dernière étincelle qui luit encore au fond d’un foyer qui s’éteint. Aussi tenaient-ils à la vie, à bord du radeau ; car pour nourrir les trente hommes qui survivaient, il ne restait que trois livres de biscuit et un tonneau de vin. D’un commun accord, ils pouvaient, les malheureux, mettre un terme à cette horrible agonie… Mais non !… non, il fallait vivre… vivre de larmes, de haine, de torture et de crimes… qu’importe ? on vivait…

L’instinct vital le voulait ainsi.

Et il n’y avait plus là de père et de fils, de matelots et d’officiers, de femmes et de filles.

Il y avait là des êtres qui avaient faim, — qui, pour manger, devaient tout tenter.

Heur aux forts, malheur aux faibles…

Un seul pourtant paraissait être au-dessus de ces besoins irritants : c’était Szaffie. Seul, sa figure n’avait pas changé. Il était resté le même, calme, impassible et froid.

Debout, appuyé au tronçon du mât, il observait.

À chaque coup de mer qui venait inonder le radeau, les uns courbaient la tête, les autres opposaient au choc cuisant des vagues des débris de planches et de mâture.

D’autres ne faisaient aucun effort pour s’y soustraire ; couchés, dans un engourdissement léthargique, les yeux ouverts, ternes et vitreux, ils mordaient entre leurs dents un bout de cordage que le hasard y avait jeté, et ne le quittaient plus.

Ceux-là, ayant les jambes prises et brisées entre les ais du radeau, riaient. La douleur et la faim les avaient rendus fous.

Le plus grand nombre, debout, serrés les uns contre les autres, obéissaient, comme une masse animée, aux oscillations du radeau, dont ils occupaient le centre.

À l’arrière se tenaient Paul, son père, le vieux Garnier, Alice, et sa tante, Szaffie.

Par un reste d’instinct de subordination, on avait laissé le peu de vivres qui restassent encore sous la garde des officiers.

Le lieutenant était couché à l’abri d’un rempart de barriques, enveloppé d’un caban oriental, et regardait Paul qui regardait Alice.

Alice accroupie, ruisselante d’eau, frissonnant de froid, sa tête ap-