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— Passe-moi donc ce poulet, matelot, disait l’un. — En voici ; et il est fameux, répondait l’autre en imitant le geste de quelqu’un qui sert. — Quel vin ! — Quel pain blanc ! — Quelle viande fraîche ! — Je m’en régale, ma foi ! on n’est pas toujours à terre !

Ici c’était la danse, des pas mal affermis, une valse rapide entre deux marins commencée sur le radeau et terminée dans la mer.

D’autres croyaient revoir la chaumière où ils étaient nés, leurs femmes, leurs enfants, tout ce qui leur était cher. Ils s’attendrissaient alors, baisaient leurs enfants au front, et leur promettaient de ne plus naviguer.

Mais tout cela avec le rire aux lèvres ou les larmes aux yeux, avec la meilleure foi du monde. C’était un délire qui s’exprimait par des voix si convaincues, si naturelles, qu’un aveugle eût pris les aberrations de cette fièvre pour des réalités.

C’est qu’un des symptômes de cette fièvre est de développer à l’extrême le désir culminant de chacun, de mettre en relief sa pensée fixe et habituelle, comme dans toutes les folies complètes ou passagères. De là cette vérité naïve que les malheureux mettaient dans la description de leurs rêves insensés.

À la vue de cet affreux délire si froid, si serein, Szaffie resta frappé de stupeur.

Car, ayant, ainsi que Paul, pris quelques atomes de nourriture, il ne partageait pas cet état d’excitation comateuse, cette exaltation cérébrale dévorante, développée par un soleil ardent et par la réaction sympathique d’un estomac crispé sur un cerveau affaibli, la calenture enfin, cette espèce de mirage moral, ne lui faisait pas éclater le crâne en offrant à sa vue, comme à celle de ces malheureux, de trompeuses images de sites enchanteurs, de festins, de femmes ou de famille.

Szaffie et Paul étaient seuls de sang-froid au milieu de cette effrayante orgie intellectuelle.

Quoique affaiblis par de longues privations, ils avaient conservé assez de lucidité d’esprit pour tout voir, pour tout entendre ; Paul surtout, sustenté par cette parcelle de nourriture que, la veille, il avait disputée à son père.

Aussi éprouvait-il une horrible angoisse à la vue de ce spectacle qui devint plus affreux encore par l’apparition d’Alice…

D’Alice meurtrie, souillée, les cheveux en désordre, d’Alice hâve, pâle et amaigrie, mais les joues couvertes d’un vif et éclatant incarnat, les yeux brillants et doués pour ce moment d’une force surnaturelle ; d’Alice qui se leva lentement du milieu des deux barriques où elle s’était tenue jusque-là ; qui se leva droite et roide comme une statue, à moitié couverte par le caban que Pierre lui avait laissé. Elle s’avança.

Paul cacha sa tête dans ses mains.

Elle parut chercher quelqu’un des yeux ; puis, son regard tombant sur Szaffie, elle repoussa avec une force surprenante les marins qui obstruaient le passage, et arriva près de Szaffie.

— Oh ! Szaffie, dit Alice d’une voix douce et faible en se penchant sur lui avec tendresse, tu es à moi, à moi, mon amant, mon amant adoré que seul j’ai aimé de toute mon âme.

Ici Paul voulut s’éloigner, le misérable ne le put. Il avait assez de force morale pour entendre, mais la force physique lui manquait pour fuir.

— J’ai cru aimer Paul, pauvre ange ! je me trompais. C’était pour moi comme une compagne, comme ma sœur ; c’était une amie faible et tendre, voilà tout.

Mais toi, oh ! toi ! dit-elle en se redressant avec orgueil, tu es mon amant ; chacun de tes regards est pour moi un plaisir et une torture ; et puis tes caresses brûlent et enivrent… Oh ! tes caresses, depuis ce jour où, craignant la mort, je me suis donnée à toi, toute à toi, je les ai toujours senties… Tes caresses ! l’impression m’en est restée et dure encore ! — De ce jour, ma vie n’a été qu’un long plaisir. Car tes baisers… je les ai encore aux lèvres. — Oh ! oh ! mourir ! cria Paul d’une voix déchirante. — Qui parle de mourir ?… Vivre avec toi, Szaffie, vivre. Viens, Szaffie, viens. Ma tante est morte, je crois, comme mon père, comme ma mère, comme tout le monde est mort pour moi, du jour où je t’ai aimé. Viens, je suis à toi !… Tiens, vois-tu cette chambre bleue ? c’est la mienne… ce lit à rideaux blancs ? c’est le mien ; le tien, voulais-je dire. Ces fleurs que tu aimes, c’est moi qui les ai mises dans ces vases d’albâtre. Viens, mon amant, car tu es mon amant… Que me fait le mépris du monde ? je n’ai pas besoin du monde pour te dire : Tu es ma vie, mon âme ! Que me fait le monde ?… le monde, c’est toi !… Viens, Szaffie ! viens mourir pour revivre et mourir encore au milieu, de ces voluptés enivrantes, dont le souvenir me dévore ; car depuis… ce n’est plus le sang, c’est le désir ! le désir qui circule et bat dans mes veines !

Les yeux de Szaffie devinrent étincelants.

Puis Alice ajouta en feignant de se déshabiller :

— Tiens… cette robe noire qui me rendait si blanche… elle tombe… Que ces lacets sont cruels ! Tiens… tiens… ils sont brisés… Au vent ma longue chevelure brune que tu aimes tant ! qu’elle tombe sur mes épaules ?… — Maintenant, oh ! viens, mon amour, viens… je t’attends… Oh ! viens donc…

Et la malheureuse enfant fit le simulacre de monter dans un lit, enjamba le radeau et tomba dans la mer. Paul poussa un cri terrible, se dressa sur son séant, les mains tendues en avant ; mais il ne put se lever. — Sauve-la donc, monstre ! cria-t-il en montrant Alice qui reparut un instant à la surface de l’eau en étendant les bras.

Son dernier mot fut : — Szaffie.

— Elle meurt heureuse, répondit Szaffie d’une voix sourde ; et une larme brilla dans ses yeux. — Alice !… Alice !… Mon père… Alice !… cria Paul en se tordant.

Cette voix, ce mot père, arracha Pierre à sa préoccupation ; car ce malheureux, ayant été privé par son enfant d’un peu de nourriture, partageait le délire général. Le lieutenant s’imaginait prendre la hauteur du soleil, et simulait avec soin cette observation astronomique.

— Tout à l’heure, Paul, lui dit-il ; je suis à toi, mon enfant ; c’est qu’il faut, vois-tu, que la Salamandre soit en route. Le commandant m’a bien donné le point ; car il est brave et expérimenté le commandant.

Puis ayant l’air de serrer ses instruments :

— Maintenant, Paul, je suis à toi, à toi, mon enfant chéri que j’aime, qui es tout pour moi, que j’ai soigné comme il m’a soigné. Oh ! mon Paul ! soins pour soins, existence pour existence.

Ce dernier coup venait accabler l’enfant.

Oh ! il se maudissait…

— Paul, mon enfant… Je souffre… je ne sais, mais je suis blessé à la tête et au bras… Tiens… je ne sais qui m’a fait cela… Mais j’en souffre… Mon enfant, viens… viens, mon Paul ; que je le sente près de moi, et je ne souffrirai plus. Nous allons d’ailleurs arriver à Smyrne ; et là, ajouta-t-il tout bas, et là je t’apprendrai une bonne nouvelle. J’ai demandé pour toi mademoiselle Alice à sa tante, enfin tu verras. Pauvre enfant ! quand je pense que tu vas être heureux ; car ton bonheur, c’est ma pensée de chaque jour, de chaque heure. Vois-tu, oh ! Paul, si ce bonheur arrivait, quelle joie pour mes vieux jours ! Embrasse-moi donc, ingrat !

Et le lieutenant se pencha sur son fils, qui frissonna en sentant les lèvres glacées de son père.

Puis Pierre, se redressant, s’écria :

— Me voici, commandant ! à vos ordres.

Et il alla s’asseoir au centre du radeau, où il parut converser avec quelqu’un.

— Oh ! malheur ! enfer !… La mort, mais la mort donc ! criait Paul. Je suis infâme ! — Pourquoi la mort, Paul ? dit Szaffie. Tu es arrivé au terme de la science, à te mépriser, toi et les autres ; car, Paul, tu le sais…, tu l’as vu, et tu croiras… que…

Et il s’arrêta, car il commençait à s’affaiblir, ses idées s’obscurcissaient. Mais, dominé pas son affreux système, il voulait le suivre jusqu’au bout, jusqu’au tombeau.

— Eh bien ! tu le vois, continua-t-il d’une voix sourde et entrecoupée ; tu le vois… c’est prouvé :

La matière l’emporte sur l’esprit… ; l’instinct animal est le plus fort. Honneur, respect, amour, pudeur…, paternité…, tout se tait dès que la faim parle. Alice…, ton père !…

— Oh ! laisse-moi ! Va-t’en, cria Paul, va-t’en ! Tu es donc Satan ! — Plût à Dieu ! dit Szaffie.

Et un dernier sourire amer et ironique contracta ses lèvres.

— Oh ! dit Paul d’une voix mourante en tâchant de se rouler au bord du radeau pour tomber dans la mer.


CHAPITRE XLVII.

Barca-Gana.


Adorer Dieu dans la créature.
Ben Amaib, poëte persan.


C’est un bien beau lac que le lac Tsad, aux eaux si limpides et si vertes qu’on voit briller sur le sable qui tapisse son lit de riches et chatoyantes coquilles nacrées et de nombreuses branches de coraux rouges et éclatants.

Quelquefois le fraïh aux écailles d’azur et aux nageoires dorées vient mordre une des longues racines jaunes des lotos qui flottent sur l’onde, et, entraînant avec lui les corolles bleues de cette jolie fleur, il disparaît sous les rameaux pourpres du banc de corail.

Ou bien c’est le héron blanc à tête noire qui, dressé sur ses pattes