Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

jour de ma vie que celui où tu m’as dit : « Nourrice, veux-tu être ma ménagère ?… Je suis ruiné, je veux vivre en ermite, j’ai besoin d’avoir près de moi quelqu’un en qui j’aie assez de confiance pour pouvoir penser tout haut !… »

— C’est vrai… l’amour paternel est comme l’amour… il a impérieusement besoin de s’épancher… surtout lorsqu’il est constamment dissimulé. Ah ! Geneviève, si tu savais combien j’aime à te parler de ma fille, lorsque je reviens ici après avoir passé dans la famille Dumirail une partie de la journée près de ma Jeane… obligé de contraindre, si je la regarde, jusqu’à l’expression de mon regard… jusqu’à l’accent de ma voix, si je lui parle… obligé enfin de rester calme, presque froid, lorsque cette adorable enfant, cédant à la sympathie que je lui ai inspirée depuis trois ans que je la vois chaque jour, et répondant, à son insu peut-être, au mystérieux appel de la nature, me témoigne parfois une affection presque filiale ! Va, crois-moi, après le bonheur d’idolâtrer Jeane, de la voir ainsi que je l’avais rêvée, de la voir grandir en beauté, en vertus, en talents, mon plus grand plaisir est de pouvoir t’entretenir d’elle à cœur ouvert !

— Quant à ça, mon fieu, c’est un prêté pour un rendu : tu es heureux de me parler de ta fille, et moi, je ne me lasse pas de t’entendre. Tu aimes ton enfant au moins autant, sinon plus que ton pauvre père ne t’aimait toi-même… C’est dans le sang… vois-tu… ces paternités-là…

— Je ne pouvais du moins désirer pour Jeane un asile plus hospitalier que la maison de son oncle et de sa tante ; ils n’entoureraient pas leur fille de soins plus touchants, d’une sollicitude plus éclairée… Mais quelle cruelle position eût été la mienne, si Jeane, orpheline, avait été confiée à des parents indifférents ou malveillants ; s’ils lui avaient fait durement payer l’asile qu’ils lui accordaient !… ou bien encore si sa première jeunesse avait dû se passer près de personnes d’une conduite moins exemplaire que celle de M. et de madame Dumirail, combien j’aurais tremblé pour l’avenir de ma fille !

— Grâce à Dieu, ta Jeane ne te donnera jamais d’inquiétude.

— Jamais… tant qu’elle sera entourée de bons exemples, guidée par des conseils salutaires… mais si, par malheur… oh ! je l’ai profondément étudiée depuis plus de deux ans… mais si, par malheur, dis-je, Jeane se trouvait placée dans certaines conditions… je te le répète, je tremblerais pour son avenir !

— Trembler… lorsque ta fille, cet ange…

— Je la connais, te dis-je… mais, grâce à Dieu, je suis rassuré !