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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/19

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Je n’aurais pas choisi pour elle une tutelle plus affectueuse, plus éclairée… Mais, dans le cas contraire, qu’aurais-je pu faire ? De quel droit serais-je intervenu entre des tuteurs indignes et cette enfant, que je n’ai pas le droit d’appeler ma fille ?… Ah ! nourrice, cette seule idée, souvent, malgré moi, m’effraye !

— Dame ! mon pauvre fieu, il y a de quoi, en effet, s’inquiéter, quand on pense à ce qui pourrait arriver, si…

Puis, s’interrompant, Geneviève reprit :

— Mais, dis-moi, crois-tu que M. et madame Dumirail soupçonnent ou sachent que Jeane est, comme l’on dit, un enfant de l’amour ?

— Souvent, ainsi que toi, je me suis adressé cette question sans pouvoir la résoudre. Certes, je les crois assez équitables pour ne pas rendre Jeane solidaire de la faute de sa mère, s’ils sont instruits de cette faute. Cependant, parfois, il me semble impossible que, malgré leur générosité, ils puissent témoigner tant d’affection à une jeune personne qu’ils sauraient leur être étrangère. Je pense donc que M. Ernest Dumirail aura noblement caché à ses parents que Jeane n’était pas sa fille…

— Pourtant, ils savent la cause de ce malheureux duel ?

— Je le crois. Ils ne m’ont, d’ailleurs, fait à ce sujet aucune confidence ; mais j’ai souvent remarqué leur réserve, leur pénible embarras, lorsque Jeane, qui idolâtrait sa mère, s’exprime à son sujet avec une vénération passionnée ; aussi, j’en suis certain, ils savent que la coupable liaison de madame Ernest Dumirail avec le prétendu Wagner a causé ce funeste duel.

— Ah ! mon pauvre fieu, je dis comme toi : fasse le ciel que la famille Dumirail ignore toujours que ce Wagner et toi, vous n’êtes qu’une seule et même personne, et que tu es le père de Jeane !

— Heureusement, ce secret ne peut être connu que de toi, et je redouble de prudence afin de ne trahir en rien la nature du sentiment qui m’attache à Jeane ; la cause première de mes relations avec la famille Dumirail n’a pu éveiller aucun soupçon. Dès que j’ai été établi ici, je suis allé, ma boîte à couleurs sur le dos, peindre des vues du Jura, dans les environs du domaine de M. Dumirail ; c’était à l’époque de la chasse, je le savais grand chasseur, ainsi que son fils Maurice ; je m’attendais à les rencontrer, il en fut ainsi. Ils me demandèrent avec courtoisie la permission de jeter un coup d’œil sur mon esquisse ; la conversation s’engagea. Ils surent de moi que je demeurais dans leur voisinage. Maurice s’occupait aussi de peinture ; lui et son père louèrent beaucoup mon talent de paysagiste, puis ils continuèrent leur