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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/370

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— Qu’entends-je ! — dit madame Dumirail abasourdie ; — Albert amoureux de ma nièce ?

— Oui, madame, et maintenant vous savez pourquoi M. San-Privato désirait l’ajournement du mariage des deux fiancés, vous savez pourquoi il comptait sur le voyage de Maurice à Paris, où il espérait l’exposer aux adroites séductions d’une femme qui le détacherait ainsi de Jeane.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — murmura madame Dumirail effrayée, — tant de noirceurs sont-elles croyables ?

— Vous pourriez, ma tante, ajouter foi à ces inventions d’un homme qui, après avoir porté le deuil et le déshonneur dans notre famille, n’a pas craint de s’introduire dans l’intimité du frère et de la fille de sa victime ! Tant d’audace, tant d’hypocrisie ne vous donnent-elles pas la mesure de l’homme ? ne vous montrent-elles pas quelle créance on doit accorder à ses calomnies ? Vous vous seriez, ma tante, épargné le chagrin et le dégoût de les entendre, si, tout d’abord et ainsi que je vous le conseillais, vous aviez sommé M. Delmare de répondre oui ou non à l’accusation qui pèse sur lui ; car, enfin, le frère de votre mari a été tué par cet homme ; sa présence ici est intolérable… Jeane peut rentrer d’un moment à l’autre, et retrouver encore ici le meurtrier de son père.

Ces dernières paroles impressionnèrent madame Dumirail, de qui l’esprit était, d’ailleurs, bourrelé par tant de sinistres révélations, et elle dit à Charles Delmare :

— Monsieur, vous êtes homme d’honneur, répondez sincèrement. On vous accuse d’avoir tué en duel mon beau-frère ; est-ce vrai ?

— C’est vrai, madame, — répondit Charles Delmare ; — je l’avoue, j’ai eu ce malheur…

— Ah ! monsieur ! — reprit madame Dumirail en frémissant, — et, après un pareil malheur, vous n’avez pas craint de surprendre l’affection de notre famille, vous avez osé…

— J’ai osé, madame, m’efforcer de témoigner de mon dévouement à une famille dans le sein de laquelle j’avais involontairement porté le deuil, j’ai tenté d’expier ainsi ce meurtre fatal ; tel est mon crime. J’ai encore osé venir à Paris dans l’espoir de vous être utile, madame, et j’accourais vous offrir mon appui, afin de vous aider à conjurer les malheurs que je prévoyais… Le triste secret dont vous êtes instruite maintenant, M. San-Privato le connaissait depuis notre rencontre au Morillon, et, en me menaçant de le divulguer, il voulait me contraindre à user de mon influence