ses amis comme un trésor de beauté, de grâce, d’esprit, et avait fait de moi le même portrait au roi son maître (ainsi qu’il le disait), lui demandant, par excès de déférence, ou plutôt par calcul, son agrément à notre mariage : en effet, le roi de Naples répondit à son serviteur diplomatique que, puisqu’il trouvait réunies en moi des qualités si rares, il pouvait sacrifier la question de fortune. Et en prince il accorda une gratification assez considérable à mon mari. Or, si le lendemain de notre mariage San-Privato eût caché à tous les yeux ce trésor si pompeusement annoncé d’avance, rien n’aurait paru plus étrange ; le roi lui-même, se croyant dupe de San-Privato, pouvait lui témoigner son mécontentement.
— Il est vrai…
— Enfin, si incroyable que cela semble, tel était l’orgueil de San-Privato, que, malgré sa jalousie et sa haine, mêlées d’accès de passion désespérée, il s’enorgueillissait de mes premiers succès dans le monde, qui furent vraiment extraordinaires.
— Je l’ai entendu dire, Jeane.
— Ne vois pas dans mes paroles l’ombre de la vanité ; non, je fais, au contraire, acte de profonde humilité en parlant de mes succès ; à cette heure, ils sont à mes yeux le comble de la dégradation.
— Tu es inexorable envers toi-même, Jeane.
— Je suis équitable, et, lorsque tu sauras ce que m’ont coûté ces succès…
Et, tressaillant, doña Juana s’interrompit pendant un instant, et reprit :
— Je poursuis… Grâce à sa profonde dissimulation, San-Privato parut donc très-heureux, très-fier de me posséder, jouissant même, en désespoir de cause, ainsi qu’on dit, de l’envie qu’il excitait, car beaucoup l’enviaient. Il cachait à tous les yeux, sous des dehors remplis d’affection pour moi, de confiance en lui-même, l’abîme de haine qui nous séparait. Enfin, San-Privato a longtemps et atrocement souffert en secret de mes désordres, auxquels, par respect humain, il affectait de ne pas croire, parce qu’il n’a jamais pu se soustraire à la ténacité de sa passion pour moi ; parfois, il espérait, à force d’ignoble tolérance, de lâche résignation, m’inspirer un jour quelque pitié ; en un mot, s’il a consenti, il y a bientôt trois ans, à se séparer de moi à l’amiable, il a fallu que je fusse bannie du monde, et encore, en cela, mon mari obéissait moins à ses propres sentiments qu’à la pression de l’opinion publique et à l’autorité de son royal maître, celui-ci lui ayant ordonné de se séparer d’une femme qui déshonorait son mari.